Homélie
Férie de Carême
« Il est urgent que le monde découvre que le christianisme est la religion de lamour ! » lançait fort à propos le pape Jean-Paul II, à lheure où la religion chrétienne est rabaissée caricaturalement à un moralisme étouffant et à un ritualisme étriqué. Au cur de la charte de la Nouvelle Alliance, Jésus nous dit tout simplement : « Ayez du cur comme votre Père a du cur ». Nest-ce pas cela avant tout « être miséricordieux » ? Littéralement il sagit dune qualité dâme qui consiste à se rendre proche, à communier à la misère de son prochain, à compatir intimement avec lui au point de prendre sur soi le joug qui lécrase. Bien sûr au sens usuel du terme, la miséricorde est assimilée au pardon divin, mais précisément : y a-t-il une misère plus grande que le péché, qui maliène de Dieu, me coupe des autres, misole dans la solitude de ma culpabilité et de mon remord ? Nest-ce pas en se rendant proche de moi jusque dans la faute qui méloigne de lui, que Dieu en Jésus-Christ moffre la réconciliation ?
« Ayez du cur » : cette injonction de Notre-Seigneur fait suite à un autre défi, quil tend probablement à expliciter : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48). Le rapprochement de ces deux versets nous suggère que Dieu est avant tout un cur brûlant damour, ou pour le dire au moyen dune image plus biblique, Dieu est « entrailles de tendresse ». Paraphrasant le disciple que Jésus aimait parce quil avait compris que « Dieu est amour » (1 Jn 4,8), saint Augustin écrit : « Aime et fais ce que tu veux ». Si nous nous laissons envahir par lEsprit de charité qui éveille en nous notre capacité filiale daimer, la flamme de lamour éclairera les événements, de manière à nous permettre de discerner ce quil convient de faire.
En quelques mots très simples, Notre-Seigneur explicite ce quil entend par cet appel à lamour. Spontanément nous pensons aux grandes uvres réalisées par les Mère Térésa et autres géants de la charité - témoins indispensables de ce que lEsprit peut réaliser dans la vie dun homme ou dune femme qui se livrent à lui. Mais le danger de regarder « si haut » est soit de nous décourager, soit de nous disculper à peu de frais, prétextant que cette voie serait réservé à une élite, prédestinée par Dieu. Or si Jésus ne demande effectivement pas à tout le monde de vendre tous ses biens et de les donner aux pauvres, il nous demande néanmoins à tous d« avoir du cur » au quotidien. Pour bien se faire comprendre, il précise son propos par quelques préceptes qui sont à la portée de tout homme de bonne volonté, ne refusant pas lassistance de lEsprit : « ne jugez pas, ne condamnez pas, pardonnez, partagez ». Sil sagit davoir du cur « comme notre Père », cest donc que lui non plus ne juge pas, ne condamne pas, mais pardonne, et donne, « une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans notre tablier ». Il pourrait sembler que la motivation suggérée par Notre-Seigneur ne soit pas pure, puisquil nous invite à un subtil calcul : ne jugez pas afin de ne pas être jugés vous-mêmes. Il sagirait davantage dune stratégie intéressée que dun appel à lamour, qui est nécessairement gratuit. En fait Jésus ne fait quopposer deux logiques entre lesquelles il nous invite à choisir : soit nous appartenons à ce monde, et nous néchapperons pas à sa spirale de violence, que lengrenage de jugements et de condamnations tente en vain de juguler ; soit nous entrons dans la famille de Dieu notre Père dont nous adoptons le comportement, qui consiste à laisser parler en toutes circonstances son cur compatissant et miséricordieux. De même que le mal se nourrit du mal, le bien aussi provoque un effet « boule de neige » : celui qui donne et persévère dans cette attitude, en ne jugeant pas ceux qui « en profitent », en ne condamnant pas ceux qui refusent la réciprocité, celui-là verra la fécondité de son attitude, car « la mesure dont nous nous servons pour les autres, servira aussi pour nous ». Peut-être ne serons-nous témoins de ce triomphe de lamour que dans le Royaume des cieux, mais nous sommes sûrs que le Seigneur accomplit sa Parole et comble ceux qui donnent sans compter.
« Ayez du cur » : devant cette parole si simple et si vraie, comment ne sentirions-nous pas « la honte nous monter au visage » (1ère lect.). La « sclerocardia », la dureté de cur, voilà « liniquité », cest-à-dire linjustice fondamentale, la rupture dAlliance qui vient briser lharmonie au sein de la famille de Dieu, et plus largement au sein de tout lordre créé. Oui « nous avons fait le mal » : non seulement nous avons laissé le mal sinstaller en nous et au milieu de nous, mais nous lavons fait proliférer, en refusant la logique de lamour, en nous fermant à la joyeuse dépendance de la charité, en revendiquant une autonomie mensongère, stérile, mortifère. Cest pourquoi, unissant notre supplication à celle du prophète Daniel et du psalmiste nous prions :
« Ah Seigneur, Dieu grand et redoutable, qui gardes ton Alliance et ton amour à ceux qui taiment, nous avons commis liniquité, nous avons été rebelles (1ère lect.). Mais ne retiens pas contre nous nos péchés ; délivre-nous, efface nos fautes pour la cause de ton nom ! (Ps 78). A toi Seigneur notre Dieu, la miséricorde et le pardon : que nous vienne bientôt ta tendresse ! Aide-nous Dieu notre Sauveur pour la gloire de ton nom ! Donne-nous un cur nouveau, mets en nous un esprit nouveau : que nous puissions aimer dans la simplicité dune foi vivante par la charité ».