Evangelium Vitae
Chapitre 1 : La voix du sang de ton frère crie vers moi du sol
LES MENACES ACTUELLES
CONTRE LA VIE HUMAINE CONTRE LA VIE HUMAINE
« Caïn se jeta contre son frère Abel et le tua » (Gn 4, 8) : à la racine de la violence contre la vie
7. « Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l’être... Oui, Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité ; il en a fait une image de sa propre nature. C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde ; ils en font l’expérience, ceux qui lui appartiennent » (Sg 1, 13-14 ; 2, 23-24).
L’Évangile de la vie, proclamé à l’origine avec la création de l’homme à l’image de Dieu en vue d’un destin de vie pleine et parfaite (cf. Gn 2, 7 ; Sg 9, 2-3), fut contredit par l’expérience déchirante de la mort qui entre dans le monde et qui jette l’ombre du non-sens sur toute l’existence de l’homme. La mort y entre à cause de la jalousie du diable (cf. Gn 3, 1.4-5) et du péché de nos premiers parents (cf. Gn 2, 17 ; 3, 17-19). Et elle y entre de manière violente, à cause du meurtre d’Abel par son frère Caïn : « Comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua » (Gn 4, 8).
Ce premier meurtre est présenté avec une éloquence singulière dans une page paradigmatique du livre de la Genèse : une page récrite chaque jour dans le livre de l’histoire des peuples, sans trêve et d’une manière répétée qui est dégradante.
Relisons ensemble cette page biblique qui, malgré son archaïsme et son extrême simplicité, se présente comme particulièrement riche d’enseignements.
« Abel devint pasteur de petit bétail et Caïn cultivait le sol. Le temps passa et il advint que Caïn présenta des produits du sol en offrande au Seigneur et qu’Abel, de son côté, offrit des premiers-nés de son troupeau, et même de leur graisse. Or le Seigneur agréa Abel et son offrande. Mais il n’agréa pas Caïn et son offrande, et Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu. Le Seigneur dit à Caïn : "Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’es pas bien disposé, le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite ? Pourras-tu la dominer ?" Cependant Caïn dit à son frère Abel : "Allons dehors", et, comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua.
Le Seigneur dit à Caïn : "Où est ton frère Abel ?" Il répondit : "Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ?" Le Seigneur reprit : "Qu’as-tu fait ! Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! Maintenant, sois maudit et chassé du sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit : tu seras un errant parcourant la terre". Alors Caïn dit au Seigneur : "Ma peine est trop lourde à porter. Vois ! Tu me bannis aujourd’hui du sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre, mais le premier venu me tuera !" Le Seigneur lui répondit : "Aussi bien si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois", et le Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point. Caïn se retira de la présence du Seigneur et séjourna au pays de Nod, à l’orient d’Éden » (Gn 4, 2-16).
8. Caïn est « très irrité » et il a le visage « abattu » parce que « le Seigneur agréa Abel et son offrande » (Gn 4, 4). Le texte biblique ne révèle pas le motif pour lequel Dieu préfère le sacrifice d’Abel à celui de Caïn ; mais il montre clairement que, tout en préférant le don d’Abel, il n’interrompt pas son dialogue avec Caïn. Il l’avertit en lui rappelant sa liberté face au mal : l’homme n’est en rien prédestiné au mal. Certes, comme l’était déjà Adam, il est tenté par la puissance maléfique du péché qui, comme une bête féroce, est tapi à la porte de son cœur, guettant le moment de se jeter sur sa proie. Mais Caïn demeure libre face au péché. Il peut et il doit le dominer : « Il te convoite, mais toi, domine-le ! » (Gn 4, 7).
La jalousie et la colère l’emportent sur l’avertissement du Seigneur, et c’est pourquoi Caïn se jette sur son frère et le tue. Comme on le lit dans le Catéchisme de l’Eglise catholique, « l’Ecriture, dans le récit du meurtre d’Abel par son frère Caïn, révèle, dès les débuts de l’histoire humaine, la présence dans l’homme de la colère et de la convoitise, conséquences du péché originel. L’homme est devenu l’ennemi de son semblable ».
Le frère tue le frère. Comme dans le premier fratricide, dans tout homicide est violée la parenté « spirituelle » qui réunit les hommes en une seule grande famille, tous participant du même bien unique fondamental : une égale dignité personnelle. Il n’est pas rare que soit parallèlement violée la parenté « de la chair et du sang », par exemple lorsque les menaces contre la vie se développent dans les rapports entre parents et enfants : c’est le cas de l’avortement ou bien, dans un contexte familial ou parental plus large, celui de l’euthanasie favorisée ou provoquée.
A la source de toute violence contre le prochain, il y a le fait de céder à la « logique » du Mauvais, c’est-à-dire de celui qui « était homicide dès le commencement » (Jn 8,44), comme nous le rappelle l’Apôtre Jean : « Car tel est le message que vous avez entendu dès le début : nous devons nous aimer les uns les autres, loin d’imiter Caïn, qui, étant du Mauvais, égorgea son frère » (1 Jn 3,11-12). Ainsi, le meurtre du frère à l’aube de l’histoire donne un triste témoignage de la manière dont le mal progresse avec une rapidité impressionnante : à la révolte de l’homme contre Dieu au paradis terrestre s’ajoute la lutte mortelle de l’homme contre l’homme.
Après le crime, Dieu intervient pour venger la victime. Face à Dieu qui l’interroge sur le sort d’Abel, Caïn, au lieu de se montrer troublé et de demander pardon, élude la question avec arrogance : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). « Je ne sais pas » : par le mensonge, Caïn cherche à couvrir son crime. C’est ainsi que cela s’est souvent passé et que cela se passe quand les idéologies les plus diverses servent à justifier et à masquer les crimes les plus atroces perpétrés contre la personne. « Suis-je le gardien de mon frère ? » : Caïn ne veut pas penser à son frère et refuse d’assumer la responsabilité de tout homme vis-à-vis d’un autre. On pense spontanément aux tendances actuelles qui font perdre à l’homme sa responsabilité à l’égard de son semblable : on en a des symptômes, entre autres, dans la perte de la solidarité à l’égard des membres les plus faibles de la société - comme les personnes âgées, les malades, les immigrés, les enfants -, et dans l’indifférence qu’on remarque souvent dans les rapports entre les peuples même quand il y va de valeurs fondamentales comme la survie, la liberté et la paix.
9. Mais Dieu ne peut laisser le crime impuni : du sol sur lequel il a été versé, le sang de la victime exige que Dieu fasse justice (cf. Gn 37, 26 ; Is 26, 21 ; Ez 24, 7-8). De ce texte, l’Eglise a tiré l’expression de « péchés qui crient vengeance à la face de Dieu » et elle y a inclus, au premier chef, l’homicide volontaire. Pour les Juifs comme pour de nombreux peuples de l’Antiquité, le sang est le lieu de la vie ; bien plus, « le sang est la vie » (Dt 12, 23) et la vie, surtout la vie humaine, n’appartient qu’à Dieu ; c’est pourquoi celui qui attente à la vie de l’homme attente en quelque sorte à Dieu luimême.
Caïn est maudit par Dieu et aussi par la terre qui lui refusera ses fruits (cf. Gn 4, 11-12). Et il est puni : il habitera dans la steppe et dans le désert. La violence homicide change profondément le cadre de vie de l’homme. La terre, qui était le « jardin d’Eden » (Gn 2, 15), lieu d’abondance, de relations interpersonnelles sereines et d’amitié avec Dieu, devient le « pays de Nod » (Gn 4, 16), lieu de la « misère », de la solitude et de l’éloignement de Dieu. Caïn sera « un errant parcourant la terre » (Gn 4, 14) : l’incertitude et l’instabilité l’accompagneront sans cesse.
Toutefois Dieu, toujours miséricordieux même quand il punit, « mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point » (Gn 4, 15) : il lui donne donc un signe distinctif, qui a pour but de ne pas le condamner à être rejeté par les autres hommes mais qui lui permettra d’être protégé et défendu contre ceux qui voudraient le tuer, même pour venger la mort d’Abel.Meurtrier, il garde sa dignité personnelle et Dieu lui-même s’en fait le garant. Et c’est précisément ici que se manifeste le mystère paradoxal de la justice miséricordieuse de Dieu, ainsi que l’écrit saint Ambroise : « Comme il y avait eu fratricide, c’est-à-dire le plus grand des crimes, au moment où s’introduisit le péché, la loi de la miséricorde divine devait immédiatement être étendue ; parce que, si le châtiment avait immédiatement frappé le coupable, les hommes, quand ils puniraient, n’auraient pas pu se montrer tolérants ou doux, mais ils auraient immédiatement châtié les coupables. (...) Dieu repoussa Caïn de sa face et, comme il était rejeté par ses parents, il le relégua comme dans l’exil d’une habitation séparée, parce qu’il était passé de la douceur humaine à la cruauté de la bête sauvage. Toutefois, Dieu ne voulut pas punir le meurtrier par un meurtre, puisqu’il veut amener le pécheur au repentir plutôt qu’à la mort ».
« Qu’as-tu fait ? » (Gn 4, 10) : l’éclipse de la valeur de la vie
10. Le Seigneur dit à Caïn : « Qu’as-tu fait ? Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! » (Gn 4, 10). La voix du sang versé par les hommes ne cesse pas de crier, de génération en génération, prenant des tonalités et des accents variés et toujours nouveaux.
La question du Seigneur « qu’as-tu fait ? », à laquelle Caïn ne peut se dérober, est aussi adressée à l’homme contemporain, pour qu’il prenne conscience de l’étendue et de la gravité des attentats contre la vie dont l’histoire de l’humanité continue à être marquée ; elle lui est adressée afin qu’il recherche les multiples causes qui provoquent ces attentats et qui les alimentent, et qu’il réfléchisse très sérieusement aux conséquences qui en découlent pour l’existence des personnes et des peuples.
Certaines menaces proviennent de la nature elle-même, mais elles sont aggravées par l’incurie coupable et par la négligence des hommes, qui pourraient bien souvent y porter remède ; d’autres, au contraire, sont le fait de situations de violence, de haine, ou bien d’intérêts divergents, qui poussent des hommes à agresser d’autres hommes en se livrant à des homicides, à des guerres, à des massacres ou à des génocides.
Et comment ne pas évoquer la violence faite à la vie de millions d’êtres humains, spécialement d’enfants, victimes de la misère, de la malnutrition et de la famine, à cause d’une distribution injuste des richesses entre les peuples et entre les classes sociales ? ou, avant même qu’elle ne se manifeste dans les guerres, la violence inhérente au commerce scandaleux des armes qui favorise l’escalade de tant de conflits armés ensanglantant le monde ? ou encore la propagation de germes de mort qui s’opère par la dégradation inconsidérée des équilibres écologiques, par la diffusion criminelle de la drogue ou par l’encouragement donné à des types de comportements sexuels qui, outre le fait qu’ils sont moralement inacceptables, laissent présager de graves dangers pour la vie ? Il est impossible d’énumérer de manière exhaustive la longue série des menaces contre la vie humaine, tant sont nombreuses les formes, déclarées ou insidieuses, qu’elles revêtent en notre temps.
11. Mais nous entendons concentrer spécialement notre attention sur un autre genre d’attentats, concernant la vie naissante et la vie à ses derniers instants, qui présentent des caractéristiques nou- velles par rapport au passé et qui soulèvent des problèmes d’une particulière gravité : par le fait qu’ils tendent à perdre, dans la conscience collective, leur caractère de « crime » et à prendre paradoxalement celui de « droit », au point que l’on prétend à une véritable et réellereconnaissance légale de la part de l’Etat et, par suite, à leur mise en œuvre grâce à l’intervention gratuite des personnels de santé eux-mêmes. Ces attentats frappent la vie humaine dans des situations de très grande précarité, lorsqu’elle est privée de toute capacité de défense. Encore plus grave est le fait qu’ils sont, pour une large part, réalisés précisément à l’intérieur et par l’action de la famille qui, de par sa constitution, est au contraire appelée à être « sanctuaire de la vie ».
Comment a-t-on pu en arriver à une telle situation ? Il faut prendre en considération de multiples facteurs. A l’arrière-plan, il y a une crise profonde de la culture qui engendre le scepticisme sur les fondements mêmes du savoir et de l’éthique, et qui rend toujours plus difficile la perception claire du sens de l’homme, de ses droits et de ses devoirs. A cela s’ajoutent les difficultés existentielles et relationnelles les plus diverses, accentuées par la réalité d’une société complexe dans laquelle les personnes, les couples et les familles restent souvent seuls face à leurs problèmes. Il existe même des situations critiques de pauvreté, d’angoisse ou d’exacerbation, dans lesquelles l’effort harassant pour survivre, la souffrance à la limite du supportable, les violences subies, spécialement celles qui atteignent les femmes, rendent exigeants, parfois jusqu’à l’héroïsme, les choix en faveur de la défense et de la promotion de la vie.
Tout cela explique, au moins en partie, que la valeur de la vie puisse connaître aujourd’hui une sorte d’« éclipse », bien que la conscience ne cesse pas de la présenter comme sacrée et intangible ; on le constate par le fait même que l’on tend à couvrir certaines fautes contre la vie naissante ou à ses derniers instants par des expressions empruntées au vocabulaire de la santé, qui détournent le regard du fait qu’est en jeu le droit à l’existence d’une personne humaine concrète.
12. En réalité, si de nombreux et graves aspects de la problématique sociale actuelle peuvent de quelque manière expliquer le climat d’incertitude morale diffuse et parfois atténuer chez les individus la responsabilité personnelle, il n’en est pas moins vrai que nous sommes face à une réalité plus vaste, que l’on peut considérer comme une véritable structure de péché, caractérisée par la prépondérance d’une culture contraire à la solidarité, qui se présente dans de nombreux cas comme une réelle « culture de mort ». Celle-ci est activement encouragée par de forts courants culturels, économiques et politiques, porteurs d’une certaine conception utilitariste de la société.
En envisageant les choses de ce point de vue, on peut, d’une certaine manière, parler d’une guerre des puissants contre les faibles : la vie qui nécessiterait le plus d’accueil, d’amour et de soin est jugée inutile, ou considérée comme un poids insupportable, et elle est donc refusée de multiples façons. Par sa maladie, par son handicap ou, beaucoup plus simplement, par sa présence même, celui qui met en cause le bien-être ou les habitudes de vie de ceux qui sont plus favorisés tend à être considéré comme un ennemi dont il faut se défendre ou qu’il faut éliminer. Il se déchaîne ainsi une sorte de « conspiration contre la vie ». Elle ne concerne pas uniquement les personnes dans leurs rapports individuels, familiaux ou de groupe, mais elle va bien au-delà, jusqu’à ébranler et déformer, au niveau mondial, les relations entre les peuples et entre les Etats.
13. Pour favoriser une pratique plus étendue de l’avortement, on a investi et on continue à investir des sommes considérables pour la mise au point de préparations pharmaceutiques qui rendent possible le meurtre du fœtus dans le sein maternel sans qu’il soit nécessaire de recourir au service du médecin. Sur ce point, la recherche scientifique elle-même semble presque exclusivement préoccupée d’obtenir des produits toujours plus simples et plus efficaces contre la vie et, en même temps, de nature à soustraire l’avortement à toute forme de contrôle et de responsabilité sociale.
Il est fréquemment affirmé que la contraception, rendue sûre et accessible à tous, est le remède le plus efficace contre l’avortement. On accuse aussi l’Eglise catholique de favoriser de fait l’avortement parce qu’elle continue obstinément à enseigner l’illicéité morale de la contraception. A bien la considérer, l’objection se révèle en réalité spécieuse. Il peut se faire, en effet, que beaucoup de ceux qui recourent aux moyens contraceptifs le fassent aussi dans l’intention d’éviter ultérieurement la tentation de l’avortement. Mais les contrevaleurs présentes dans la « mentalité contraceptive » - bien différentes de l’exercice responsable de la paternité et de la maternité, réalisé dans le respect de la pleine vérité de l’acte conjugal - sont telles qu’elles rendent précisément plus forte cette tentation, face à la conception éventuelle d’une vie non désirée. De fait, la culture qui pousse à l’avortement est particulièrement développée dans les milieux qui refusent l’enseignement de l’Eglise sur la contraception. Certes, du point de vue moral, la contraception et l’avortement sont des maux spécifiquement différents : l’une contredit la vérité intégrale de l’acte sexuel comme expression propre de l’amour conjugal, l’autre détruit la vie d’un être humain ; la première s’oppose à la vertu de chasteté conjugale, le second s’oppose à la vertu de justice et viole directement le précepte divin « tu ne tueras pas ».
Mais, même avec cette nature et ce poids moral différents, la contraception et l’avortement sont très souvent étroitement liés, comme des fruits d’une même plante. Il est vrai qu’il existe même des cas dans lesquels on arrive à la contraception et à l’avortement lui-même sous la pression de multiples difficultés existentielles, qui cependant ne peuvent jamais dispenser de l’effort d’observer pleinement la loi de Dieu. Mais, dans de très nombreux autres cas, ces pratiques s’enracinent dans une mentalité hédoniste et de déresponsabilisation en ce qui concerne la sexualité et elles supposent une conception égoïste de la liberté, qui voit dans la procréation un obstacle à l’épanouissement de la personnalité de chacun. La vie qui pourrait naître de la relation sexuelle devient ainsi l’ennemi à éviter absolument, et l’avortement devient l’unique réponse possible et la solution en cas d’échec de la contraception.
Malheureusement, l’étroite connexion que l’on rencontre dans les mentalités entre la pratique de la contraception et celle de l’avortement se manifeste toujours plus ; et cela est aussi confirmé de manière alarmante par la mise au point de préparations chimiques, de dispositifs intra-utérins et de vaccins qui, distribués avec la même facilité que les moyens contraceptifs, agissent en réalité comme des moyens abortifs aux tout premiers stades du développement de la vie du nouvel individu.
14. Même les diverses techniques de reproduction artificielle, qui sembleraient être au service de la vie et qui sont des pratiques comportant assez souvent cette intention, ouvrent en réalité la porte à de nouveaux attentats contre la vie. Mis à part le fait qu’elles sont moralement inacceptables parce qu’elles séparent la procréation du contexte intégralement humain de l’acte conjugal, ces tech- niques enregistrent aussi de hauts pourcentages d’échec, non seulement en ce qui concerne la fécondation, mais aussi le développement ultérieur de l’embryon, exposé au risque de mort dans des délais généralement très brefs. En outre, on produit parfois des embryons en nombre supérieur à ce qui est nécessaire pour l’implantation dans l’utérus de la femme et ces « embryons surnuméraires », comme on les appelle, sont ensuite sup- primés ou utilisés pour des recherches qui, sous prétexte de progrès scientifique ou médical, ré- duisent en réalité la vie humaine à un simple « matériel biologique » dont on peut librement disposer.
Le diagnostic prénatal, qui ne soulève pas de difficultés morales s’il est effectué pour déterminer les soins éventuellement nécessaires à l’enfant non encore né, devient trop souvent une occasion de proposer et de provoquer l’avortement. C’est l’avortement eugénique, dont la légitimation dans l’opinion publique naît d’une mentalité - perçue à tort comme en harmonie avec les exigences « thérapeutiques » - qui accueille la vie seulement à certaines conditions et qui refuse la limite, le handicap, l’infirmité.
En poursuivant la même logique, on en est arrivé à refuser les soins ordinaires les plus élémentaires, et même l’alimentation, à des enfants nés avec des handicaps ou des maladies graves. En outre, le scénario actuel devient encore plus déconcertant en raison des propositions, avancées çà et là, de légitimer dans la même ligne du droit à l’avortement, même l’infanticide, ce qui fait revenir ainsi à un stade de barbarie que l’on espérait avoir dépassé pour toujours.
15. Des menaces non moins graves pèsent aussi sur les malades incurables et sur les mourants, dans un contexte social et culturel qui, augmentant la difficulté d’affronter et de supporter la souffrance, rend plus forte la tentation de résoudre le problème de la souffrance en l’éliminant à la racine par l’anticipation de la mort au moment considéré comme le plus opportun.
En faveur de ce choix, se retrouvent souvent des éléments de nature différente, qui convergent malheureusement vers cette issue terrible. Chez le sujet malade, le sentiment d’angoisse, d’exacerbation et même de désespérance, provoqué par l’expérience d’une douleur intense et prolongée, peut être décisif. Cela met à dure épreuve les équilibres parfois déjà instables de la vie personnelle et familiale, parce que, d’une part, le malade risque de se sentir écrasé par sa propre fragilité malgré l’efficacité toujours plus grande de l’assistance médicale et sociale ; d’autre part, parce que, chez les per- sonnes qui lui sont directement liées, cela peut créer un sentiment de pitié bien concevable même s’il est mal compris. Tout cela est aggravé par une culture ambiante qui ne reconnaît dans la souffrance aucune signification ni aucune valeur, la considérant au contraire comme le mal par excellence à éliminer à tout prix ; cela se rencontre spécialement dans les cas où aucun point de vue religieux ne peut aider à déchiffrer positivement le mystère de la souffrance.
Mais, dans l’ensemble du contexte culturel, ne manque pas non plus de peser une sorte d’attitude prométhéenne de l’homme qui croit pouvoir ainsi s’ériger en maître de la vie et de la mort, parce qu’il en décide, tandis qu’en réalité il est vaincu et écrasé par une mort irrémédiablement fermée à toute perspective de sens et à toute espérance. Nous trouvons une tragique expression de tout cela dans l’expansion de l’euthanasie, masquée et insidieuse, ou effectuée ouvertement et même légalisée. Mise à part une prétendue pitié face à la souffrance du malade, l’euthanasie est parfois justifiée par un motif de nature utilitaire, consistant à éviter des dépenses improductives trop lourdes pour la société. On envisage ainsi de supprimer des nouveaux-nés malformés, des personnes gravement handicapées ou incapables, des vieillards, surtout s’ils ne sont pas autonomes, et des malades en phase terminale. Il ne nous est pas permis de nous taire face à d’autres formes d’euthanasie plus sournoises, mais non moins graves et réelles. Celles-ci pourraient se présenter, par exemple, si, pour obtenir davantage d’organes à transplanter, on procédait à l’extraction de ces organes sans respecter les critères objectifs appropriés pour vérifier la mort du donneur.
16. Fréquemment, des menaces et des attentats contre la vie sont associés à un autre phénomène actuel, le phénomènedémographique. Il se présente de manière différente dans les diverses parties du monde : dans les pays riches et développés, on enregistre une diminution et un effondrement préoccupants des naissances ; à l’inverse, les pays pauvres connaissent en général un taux élevé de croissance de la population, difficilement supportable dans un contexte de faible développement économique et social, ou même de grave sous-développement. Face à la surpopulation des pays pauvres, il manque, au niveau international, des interventions globales - des politiques familiales et sociales sé- rieuses, des programmes de développement culturel ainsi que de production et de distribution justes des ressources -, alors que l’on continue à mettre en œuvre des politiques anti-natalistes.
La contraception, la stérilisation et l’avortement doivent évidemment être comptés parmi les causes qui contribuent à provoquer les situations de forte dénatalité. On peut facilement être tenté de recourir à ces méthodes et aux attentats contre la vie dans les situations d’« explosion démographique ».
L’antique pharaon, ressentant comme angoissantes la présence et la multiplication des fils d’Israël, les soumit à toutes les formes d’oppression et il ordonna de faire mourir tout enfant de sexe masculin né des femmes des Hébreux (cf. Ex 1, 7-22). De nombreux puissants de la terre se com- portent aujourd’hui de la même manière. Eux aussi ressentent comme angoissant le développement démographique en cours et ils craignent que les peuples les plus prolifiques et les plus pauvres représentent une menace pour le bien-être et pour la tranquillité de leurs pays. En conséquence, au lieu de vouloir affronter et résoudre ces graves problèmes dans le respect de la dignité des personnes et des familles, ainsi que du droit inviolable de tout homme à la vie, ils préfèrent promouvoir et imposer par tous les moyens une planification massive des naissances. Les aides économiques elles-mêmes, qu’ils seraient disposés à donner, sont injustement conditionnées par l’acceptation d’une politique anti-nataliste.
17. L’humanité contemporaine nous offre un spectacle vraiment alarmant lorsque nous considérons non seulement les différents secteurs dans lesquels se développent les attentats contre la vie, mais aussi leur forte proportion numérique, ainsi que le puissant soutien qui leur est apporté par un large consensus social, par une fréquente reconnaissance légale, par la participation d’une partie du personnel de santé.
Comme je l’ai dit avec force à Denver, à l’occasion de la VIIIe Journée mondiale de la Jeunesse, « les menaces contre la vie ne faiblissent pas avec le temps. Au contraire, elles prennent des dimensions énormes. Ce ne sont pas seulement des menaces venues de l’extérieur, des forces de la nature ou des "Caïn" qui assassinent des "Abel" ; non, ce sont des menaces programmées de manière scientifique et systématique. Le vingtième siècle aura été une époque d’attaques massives contre la vie, une interminable série de guerres et un massacre permanent de vies humaines innocentes. Les faux prophètes et les faux maîtres ont connu le plus grand succès ». Au-delà des intentions, qui peuvent être variées et devenir convaincantes au nom même de la solidarité, nous sommes en réalité face à ce qui est objectivement une « conjuration contre la vie », dans laquelle on voit aussi impliquées des Institutions internationales, attachées à encourager et à programmer de véritables campagnes pour diffuser la contraception, la stérilisation et l’avortement. Enfin, on ne peut nier que les médias sont souvent complices de cette conjuration, en répandant dans l’opinion publique un état d’esprit qui présente le recours à la contraception, à la stérilisation, à l’avortement et même à l’euthanasie comme un signe de progrès et une conquête de la liberté, tandis qu’il dépeint comme des ennemis de la liberté et du progrès les positions inconditionnelles en faveur de la vie.
« Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9) : une conception pervertie de la liberté
18. Le panorama que l’on a décrit demande à être connu non seulement du point de vue des phénomènes de mort qui le caractérisent, mais encore du point de vue des causes multiples qui le déterminent. La question du Seigneur « qu’as-tu fait ? » (Gn 4, 10) semble être comme un appel adressé à Caïn pour qu’il dépasse la matérialité de son geste homicide afin d’en saisir toute la gravité au niveau des motivations qui en sont à l’origine et des conséquences qui en découlent.
Les choix contre la vie sont parfois suggérés par des situations difficiles ou même dramatiques de souffrance profonde, de solitude, d’impossibilité d’espérer une amélioration économique, de dépression et d’angoisse pour l’avenir. De telles circonstances peuvent atténuer, même considérablement, la responsabilité personnelle et la culpabilité qui en résulte chez ceux qui accomplissent ces choix en eux-mêmes criminels. Cependant le problème va aujourd’hui bien au-delà de la reconnaissance, il est vrai nécessaire, de ces situations personnelles. Le problème se pose aussi sur les plans culturel, social et politique, et c’est là qu’apparaît son aspect le plus subversif et le plus troublant, en raison de la tendance, toujours plus largement admise, à interpréter les crimes en question contre la vie comme des expressions légitimes de la liberté individuelle, que l’on devrait reconnaître et défendre comme de véritables droits.
On en arrive ainsi à un tournant aux conséquences tragiques dans un long processus histo- rique qui, après la découverte de l’idée des « droits humains » - comme droits innés de toute personne, antérieurs à toute constitution et à toute législation des Etats -, se trouve aujourd’hui devant une contradiction surprenante : en un temps où l’on proclame solennellement les droits inviolables de la personne et où l’on affirme publiquement la valeur de la vie, le droit à la vie lui-même est pratiquement dénié et violé, spécialement à ces moments les plus significatifs de l’existence que sont la naissance et la mort.
D’une part, les différentes déclarations des droits de l’homme et les nombreuses initiatives qui s’en inspirent montrent, dans le monde entier, la progression d’un sens moral plus disposé à reconnaître la valeur et la dignité de tout être humain en tant que tel, sans aucune distinction de race, de nationalité, de religion, d’opinion politique ou de classe sociale.
D’autre part, dans les faits, ces nobles proclamations se voient malheureusement opposer leur tragique négation. C’est d’autant plus déconcertant, et même scandaleux, que cela se produit justement dans une société qui fait de l’affirmation et de la protection des droits humains son principal objectif et en même temps sa fierté. Comment accorder ces affirmations de principe répétées avec la multiplication continuelle et la légitimation fréquente des attentats contre la vie humaine ? Comment concilier ces déclarations avec le rejet du plus faible, du plus démuni, du vieillard, de celui qui vient d’être conçu ? Ces attentats s’orientent dans une direction exactement opposée au respect de la vie, et ils représentent une menace directe envers toute la culture des droits de l’homme. À la limite, c’est une menace capable de mettre en danger le sens même de la convivialité démocratique : au lieu d’être des sociétés de « vie en commun », nos cités risquent de devenir des sociétés d’exclus, de marginaux, de bannis et d’éliminés. Et, si l’on élargit le regard à un horizon planétaire, comment ne pas penser que la proclamation même des droits des personnes et des peuples, telle qu’elle est faite dans de hautes assemblées internationales, n’est qu’un exercice rhétorique stérile tant que n’est pas démasqué l’égoïsme des pays riches qui refusent aux pays pauvres l’accès au développement ou le subordonnent à des interdictions insensées de procréer, opposant ainsi le développement à l’homme ? Ne faut-il pas remettre en cause les modèles économiques adoptés fréquemment par les Etats, notamment conditionnés par des pressions de caractère international qui provoquent et entretiennent des situations d’injustice et de violence dans lesquelles la vie humaine de populations entières est avilie et opprimée ?
19. Où se trouvent les racines d’une contradiction si paradoxale ?
Nous pouvons les constater à partir d’une évaluation globale d’ordre culturel et moral, en commençant par la mentalité qui, exacerbant et même dénaturant le concept de subjectivité, ne reconnaît comme seul sujet de droits que l’être qui présente une autonomie complète ou au moins à son commencement et qui échappe à une condition de totale dépendance des autres. Mais comment concilier cette manière de voir avec la proclamation que l’homme est un être « indisponible » ? La théorie des droits humains est précisément fondée sur la prise en considération du fait que l’homme, à la différence des animaux et des choses, ne peut être soumis à la domination de personne. Il faut encore évoquer la logique qui tend à identifier la dignité personnelle avec la capacité de communication verbale explicite et, en tout cas, dont on fait l’expérience. Il est clair qu’avec de tels présupposés il n’y pas de place dans le monde pour l’être qui, comme celui qui doit naître ou celui qui va mourir, est un sujet de faible constitution, qui semble totalement à la merci d’autres personnes, radicalement dépendant d’elles, et qui ne peut communiquer que par le langage muet d’une profonde symbiose de nature affective. C’est donc la force qui devient le critère de choix et d’action dans les rapports interpersonnels et dans la vie sociale. Mais c’est l’exact contraire de ce que, historiquement, l’Etat de droit a voulu proclamer, en se présentant comme la communauté dans laquelle la « force de la raison » se substitue aux « raisons de la force ».
Sur un autre plan, les racines de la contradiction qui apparaît entre l’affirmation solennelle des droits de l’homme et leur négation tragique dans la pratique se trouvent dans une conception de la liberté qui exalte de manière absolue l’individu et ne le prépare pas à la solidarité, à l’accueil sans réserve ni au service du prochain. S’il est vrai que, parfois, la suppression de la vie naissante ou de la vie à son terme est aussi tributaire d’un sens mal compris de l’altruisme ou de la pitié, on ne peut nier que cette culture de mort, dans son ensemble, révèle une conception de la liberté totalement individualiste qui finit par être la liberté des « plus forts » s’exerçant contre les faibles près de succomber.
C’est dans ce sens que l’on peut interpréter la réponse de Caïn à la question du Seigneur « où est ton frère Abel ? » : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). Oui, tout homme est « le gardien de son frère », parce que Dieu confie l’homme à l’homme. Et c’est parce qu’il veut confier ainsi l’homme à l’homme que Dieu donne à tout homme la liberté, qui comporte une dimension relationnelle essentielle. C’est un grand don du Créateur, car la liberté est mise au service de la personne et de son accomplissement par le don d’elle-même et l’accueil de l’autre ; au contraire, lorsque sa dimension individualiste est absolutisée, elle est vidée de son sens premier, sa vocation et sa dignité mêmes sont démenties.
Il est un autre aspect encore plus profond à souligner : la liberté se renie elle-même, elle se détruit et se prépare à l’élimination de l’autre quand elle ne reconnaît plus et ne respecte plus son lien constitutif avec la vérité. Chaque fois que la liberté, voulant s’émanciper de toute tradition et de toute autorité, qu’elle se ferme même aux évidences premières d’une vérité objective et commune, fondement de la vie personnelle et sociale, la personne finit par prendre pour unique et indiscutable critère de ses propres choix, non plus la vérité sur le bien et le mal, mais seulement son opinion subjective et changeante ou même ses intérêts égoïstes et ses caprices.
20. Avec cette conception de la liberté, la vie en société est profondément altérée. Si l’accomplissement du moi est compris en termes d’autonomie absolue, on arrive inévitablement à la négation de l’autre, ressenti comme un ennemi dont il faut se défendre. La société devient ainsi un ensemble d’individus placés les uns à côté des autres, mais sans liens réciproques : chacun veut s’affirmer indépendamment de l’autre, ou plutôt veut faire prévaloir ses propres intérêts. Cependant, en face d’intérêts comparables de l’autre, on doit se résoudre à chercher une sorte de compromis si l’on veut que le maximum possible de liberté soit garanti à chacun dans la société. Ainsi disparaît toute référence à des valeurs communes et à une vérité absolue pour tous : la vie sociale s’aventure dans les sables mouvants d’un relativisme absolu. Alors, tout est matière à convention, tout est négociable, même le premier des droits fondamentaux, le droit à la vie.
De fait, c’est ce qui se produit aussi dans le cadre politique proprement dit de l’Etat : le droit à la vie originel et inaliénable est discuté ou dénié en se fondant sur un vote parlementaire ou sur la volonté d’une partie - qui peut même être la majorité - de la population. C’est le résultat néfaste d’un relativisme qui règne sans rencontrer d’opposition : le « droit » cesse d’en être un parce qu’il n’est plus fermement fondé sur la dignité invio- lable de la personne mais qu’on le fait dépendre de la volonté du plus fort. Ainsi la démocratie, en dépit de ses principes, s’achemine vers un totalitarisme caractérisé. L’Etat n’est plus la « maison commune » où tous peuvent vivre selon les principes de l’égalité fondamentale, mais il se transforme en Etat tyran qui prétend pouvoir disposer de la vie des plus faibles et des êtres sans défense, depuis l’enfant non encore né jusqu’au vieillard, au nom d’une utilité publique qui n’est rien d’autre, en réalité, que l’intérêt de quelques-uns.
Tout semble se passer dans le plus ferme respect de la légalité, au moins lorsque les lois qui permettent l’avortement ou l’euthanasie sont votées selon les règles prétendument démocratiques. En réalité, nous ne sommes qu’en face d’une tragique apparence de légalité et l’idéal démocratique, qui n’est tel que s’il reconnaît et protège la dignité de toute personne humaine, est trahi dans ses fondements mêmes : « Comment peut-on parler encore de la dignité de toute personne humaine lorsqu’on se permet de tuer les plus faibles et les plus innocentes ? Au nom de quelle justice pratique-t-on la plus injuste des discriminations entre les personnes en déclarant que certaines d’entre elles sont dignes d’être défendues tandis qu’à d’autres est déniée cette dignité ? ». Quand on constate de telles manières de faire, s’amorcent déjà les processus qui conduisent à la dissolution d’une convivialité humaine authentique et à la désagrégation de la réalité même de l’Etat.
Revendiquer le droit à l’avortement, à l’infanticide, à l’euthanasie, et le reconnaître légalement, cela revient à attribuer à la liberté humaine un sens pervers et injuste, celui d’un pouvoir absolu sur les autres et contre les autres. Mais c’est la mort de la vraie liberté : « En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque commet le péché est esclave du péché » (Jn 8,34).
« Je devrai me cacher loin de ta face » (Gn 4, 14) : l’éclipse du sens de Dieu et du sens de l’homme
21. Quand on recherche les racines les plus profondes du combat entre la « culture de vie » et la « culture de mort », on ne peut s’arrêter à la conception pervertie de la liberté que l’on vient d’évoquer. Il faut arriver au cœur du drame vécu par l’homme contemporain : l’éclipse du sens de Dieu et du sens de l’homme, caractéristique du contexte social et culturel dominé par le sécularisme qui, avec ses prolongements tentaculaires, va jusqu’à mettre parfois à l’épreuve les communautés chrétiennes elles-mêmes. Ceux qui se laissent gagner par la contagion de cet état d’esprit entrent facilement dans le tourbillon d’un terrible cercle vicieux : en perdant le sens de Dieu, on tend à perdre aussi le sens de l’homme, de sa dignité et de sa vie ; et, à son tour, la violation systématique de la loi morale, spécialement en matière grave de respect de la vie humaine et de sa dignité, produit une sorte d’obscurcissement progressif de la capacité de percevoir la présence vivifiante et salvatrice de Dieu.
Une fois encore, nous pouvons nous inspirer du récit du meurtre d’Abel par son frère. Après la malédiction que Dieu lui a infligée, Caïn s’adresse au Seigneur en ces termes : « Ma peine est trop lourde à porter. Vois ! Tu me bannis aujourd’hui du sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre ; mais le premier venu me tuera ! » (Gn 4, 13-14). Caïn considère que son péché ne pourra pas être pardonné par le Seigneur et que son destin inéluctable sera de devoir « se cacher loin de sa face ». Si Caïn parvient à confesser que sa faute est « trop grande », c’est parce qu’il a conscience de se trouver confronté à Dieu et à son juste jugement. En réalité, l’homme ne peut reconnaître son péché et en saisir toute la gravité que devant le Seigneur. C’est aussi l’expérience de David qui, après « avoir fait le mal devant le Seigneur », réprimandé par le prophète Nathan (cf. 2 S 11-12), s’écrie : « Mon péché, moi, je le connais, ma faute est devant moi sans relâche ; contre toi, toi seul, j’ai péché, ce qui est coupable à tes yeux, je l’ai fait » (Ps 51 50, 5-6).
22. C’est pourquoi, lorsque disparaît le sens de Dieu, le sens de l’homme se trouve également menacé et vicié, ainsi que le Concile Vatican II le déclare sous une forme lapidaire : « La créature sans son Créateur s’évanouit... Et même, la créature elle-même est entourée d’opacité, si Dieu est oublié ». L’homme ne parvient plus à se saisir comme « mystérieusement différent » des autres créatures terrestres ; il se considère comme l’un des nombreux êtres vivants, comme un organisme qui, tout au plus, a atteint un stade de perfection très élevé. Enfermé dans l’horizon étroit de sa réalité physique, il devient en quelque sorte « une chose », et il ne saisit plus le caractère « transcendant » de son « existence en tant qu’homme ». Il ne considère plus la vie comme un magnifique don de Dieu, une réalité « sacrée » confiée à sa responsabilité et, par conséquent, à sa protection aimante, à sa « vénération ». Elle devient tout simplement « une chose » qu’il revendique comme sa propriété exclusive, qu’il peut totalement dominer et manipuler.
Ainsi, devant la vie qui naît et la vie qui meurt, il n’est plus capable de se laisser interroger sur le sens authentique de son existence ni d’en assumer dans une véritable liberté les moments cruciaux. Il ne se soucie que du « faire » et, recourant à toutes les techniques possibles, il fait de grands efforts pour programmer, contrôler et dominer la naissance et la mort. Ces réalités, expériences originaires qui demandent à être « vécues », deviennent des choses que l’on prétend simplement « posséder » ou « refuser ».
Du reste, lorsque la référence à Dieu est exclue, il n’est pas surprenant que le sens de toutes les choses en soit profondément altéré, et que la nature même, n’étant plus « mater », soit réduite à un « matériau » ouvert à toutes les manipulations. Il semble que l’on soit conduit dans cette direction par une certaine rationalité technico-scientifique, prédominante dans la culture contemporaine, qui nie l’idée même que l’on doive reconnaître une vérité de la création ou que l’on doive respecter un dessein de Dieu sur la vie. Et cela n’est pas moins vrai quand l’angoisse devant les conséquences de cette « liberté sans loi » amène certains à la position inverse d’une « loi sans liberté », ainsi que cela arrive par exemple dans des idéologies qui contestent la légitimité de toute intervention sur la nature, presque en vertu de sa « divinisation », ce qui, une fois encore, méconnaît sa dépendance par rapport au dessein du Créateur.
En réalité, vivant « comme si Dieu n’existait pas », l’homme perd non seulement le sens du mystère de Dieu, mais encore celui du monde et celui du mystère de son être même.
23. L’éclipse du sens de Dieu et de l’homme conduit inévitablement au matérialisme pratique qui fait se répandre l’individualisme, l’utilitarisme et l’hédonisme. Là encore, on constate la valeur permanente de ce qu’écrit l’Apôtre : « Comme ils n’ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne convient pas » (Rm 1,28). C’est ainsi que les valeurs de l’être sont remplacées par celles de l’avoir. La seule fin qui compte est la recherche du bien-être matériel personnel. La prétendue « qualité de la vie » se comprend essentiellement ou exclusivement comme l’efficacité économique, la consommation désordonnée, la beauté et la jouissance de la vie physique, en oubliant les dimensions les plus profondes de l’existence, d’ordre relationnel, spirituel et religieux.
Dans un contexte analogue, la souffrance, poids qui pèse inévitablement sur l’existence humaine mais aussi possibilité de croissance personnelle, est « censurée », rejetée comme inutile et même combattue comme un mal à éviter toujours et à n’importe quel prix. Lorsqu’on ne peut pas la surmonter et que disparaît la perspective du bienêtre, au moins pour l’avenir, alors il semble que la vie ait perdu tout son sens et la tentation grandit en l’homme de revendiquer le droit de la supprimer.
Toujours dans le même contexte culturel, le corps n’est plus perçu comme une réalité spécifiquement personnelle, signe et lieu de la relation avec les autres, avec Dieu et avec le monde. Il est réduit à sa pure matérialité, il n’est rien d’autre qu’un ensemble d’organes, de fonctions et d’énergies à employer suivant les seuls critères du plaisir et de l’efficacité. En conséquence, la sexualité, elle aussi, est dépersonnalisée et exploitée : au lieu d’être signe, lieu et langage de l’amour, c’est-à-dire du don de soi et de l’accueil de l’autre dans toute la richesse de la personne, elle devient toujours davantage occasion et instrument d’affirmation du moi et de satisfaction égoïste des désirs et des instincts. C’est ainsi qu’est déformé et altéré le contenu originaire de la sexualité humaine ; les deux significations, union et procréation, inhérentes à la nature même de l’acte conjugal sont artificiellement disjointes ; de cette manière, on fausse l’union et l’on soumet la fécondité à l’arbitraire de l’homme et de la femme. La procréation devient alors l’« ennemi » à éviter dans l’exercice de la sexualité : on ne l’accepte que dans la mesure où elle correspond au désir de la personne ou même à sa volonté d’avoir un enfant « à tout prix » et non pas, au contraire, parce qu’elle traduit l’accueil sans réserve de l’autre et donc l’ouverture à la richesse de vie dont l’enfant est porteur.
Dans la perspective matérialiste décrite jusqu’ici, les relations interpersonnelles se trouvent gravement appauvries. Les premiers à en souffrir sont la femme, l’enfant, le malade ou la personne qui souffre, le vieillard. Le vrai critère de la dignité personnelle - celui du respect, de la gratuité et du service - est remplacé par le critère de l’efficacité, de la fonctionnalité et de l’utilité : l’autre est apprécié, non pas pour ce qu’il « est », mais pour ce qu’il « a », ce qu’il « fait » et ce qu’il « rend ». Le plus fort l’emporte sur le plus faible.
24. C’est au plus intime de la conscience morale que s’accomplit l’éclipse du sens de Dieu et du sens de l’homme, avec toutes ses nombreuses et funestes conséquences sur la vie. C’est avant tout la conscience de chaque personne qui est en cause, car dans son unité intérieure et avec son caractère unique, elle se trouve seule face à Dieu. Mais, en un sens, la « conscience morale » de la société est également en cause : elle est en quelque sorte responsable, non seulement parce qu’elle tolère ou favorise des comportements contraires à la vie, mais aussi parce qu’elle alimente la « culture de mort », allant jusqu’à créer et affermir de véritables « structures de péché » contre la vie. La conscience morale, individuelle et sociale, est aujourd’hui exposée, ne serait-ce qu’à cause de l’influence envahissante de nombreux moyens de communication sociale, à un danger très grave et mortel, celui de la confusion entre le bien et le mal en ce qui concerne justement le droit fondamental à la vie. Une grande partie de la société actuelle se montre tristement semblable à l’humanité que Paul décrit dans la Lettre aux Romains. Elle est faite d’« hommes qui tiennent la vérité captive dans l’injustice » (1, 18) : ayant renié Dieu et croyant pouvoir construire sans lui la cité terrestre, « ils ont perdu le sens dans leurs raisonnements », de sorte que « leur cœur inintelligent s’est enténébré » (1, 21) ; « dans leur prétention à la sagesse, ils sont devenus fous » (1, 22), ils sont devenus les auteurs d’actions dignes de mort et, « non seulement ils les font, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent » (1, 32). Quand la conscience, cet œil lumineux de l’âme (cf. Mt 6,22-23), appelle « bien le mal et mal le bien » (Is 5, 20), elle prend le chemin de la dégénérescence la plus inquiétante et de la cécité morale la plus ténébreuse.
Cependant, toutes les influences et les efforts pour imposer le silence n’arrivent pas à faire taire la voix du Seigneur qui retentit dans la conscience de tout homme ; car c’est toujours à partir de ce sanctuaire intime de la conscience que l’on peut reprendre un nouveau cheminement d’amour, d’accueil et de service de la vie humaine.
« Vous vous êtes approchés d’un sang purificateur » (cf. He 12,22. 24) : signes d’espérance et appel à l’engagement
25. « Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! » (Gn 4, 10). Il n’y a pas que le sang d’Abel, le premier innocent mis à mort, qui crie vers Dieu, source et défenseur de la vie. Le sang de tout autre homme mis à mort depuis Abel est aussi une voix qui s’élève vers le Seigneur. D’une manière absolument unique, crie vers Dieu la voix du sang du Christ, dont Abel est dans son innocence une figure prophétique, ainsi que nous le rappelle l’auteur de la Lettre aux Hébreux : « Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion et de la cité du Dieu vivant..., du Médiateur d’une Alliance nouvelle, et d’un sang purificateur plus éloquent que celui d’Abel » (12, 22. 24).
C’est le sang purificateur. Le sang des sacrifices de l’Ancienne Alliance en avait été le signe symbolique et l’anticipation : le sang des sacrifices par lesquels Dieu montrait sa volonté de communiquer sa vie aux hommes, en les purifiant et en les consacrant (cf. Ex 24, 8 ; Lv 17, 11). Tout cela s’accomplit et se manifeste désormais dans le Christ : son sang est celui de l’aspersion qui rachète, purifie et sauve ; c’est le sang du Médiateur de la Nouvelle Alliance, « répandu pour une multitude en rémission des péchés » (Mt 26,28). Ce sang, qui coule du côté transpercé du Christ en croix (cf. Jn 19,34), est « plus éloquent » que celui d’Abel ; celui-ci, en effet, exprime et demande une « justice » plus profonde, mais il implore surtout la miséricorde, il devient intercesseur auprès du Père pour les frères (cf. He 7,25), il est source de rédemption parfaite et don de vie nouvelle.
Le sang du Christ, qui révèle la grandeur de l’amour du Père,manifeste que l’homme est précieux aux yeux de Dieu et que la valeur de sa vie est inestimable. L’Apôtre Pierre nous le rappelle : « Sachez que ce n’est par rien de corruptible, argent ou or, que vous avez été affranchis de la vaine conduite héritée de vos pères, mais par un sang précieux, comme d’un agneau sans reproche et sans tache, le Christ » (1 P 1,18-19). C’est en contemplant le sang précieux du Christ, signe du don qu’il fait par amour (cf. Jn 13,1), que le croyant apprend à reconnaître et à apprécier la dignité quasi divine de tout homme ; il peut s’écrier, dans une admiration et une gratitude toujours nouvelles : « Quelle valeur doit avoir l’homme aux yeux du Créateur s’il a mérité d’avoir un tel et un si grand Rédempteur (Exultet de la nuit pascale), si Dieu a donné son Fils afin que lui, l’homme, ne se perde pas, mais qu’il ait la vie éternelle (cf. Jn 3,16) ! ».
De plus, le sang du Christ révèle à l’homme que sa grandeur, et donc sa vocation, est le don total de lui-même. Parce qu’il est versé comme don de vie, le sang de Jésus n’est plus un signe de mort, de séparation définitive d’avec les frères, mais le moyen d’une communion qui est richesse de vie pour tous. Dans le sacrement de l’Eucharistie, celui qui boit ce sang et demeure en Jésus (cf. Jn 6,56) est entraîné dans le dynamisme de son amour et du don de sa vie, afin de porter à sa plénitude la vocation première à l’amour qui est celle de tout homme (cf. Gn 1, 27 ; 2, 18-24).
Dans le sang du Christ, tous les hommes puisent aussi la force de s’engager en faveur de la vie. Ce sang est justement la raison la plus forte d’espérer et même le fondement de la certitude absolue que, selon le plan de Dieu, la vie remportera la victoire. « De mort, il n’y en aura plus », s’écrie la voix puissante qui vient du trône de Dieu dans la Jérusalem céleste (Ap 21,4). Et saint Paul nous assure que la victoire présente sur le péché est le signe et l’anticipation de la victoire définitive sur la mort, quand « s’accomplira la parole qui est écrite : La mort a été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô mort, ta victoire ? Où est-il, ô mort, ton aiguillon ? » (1 Co 15, 54-55).
26. En réalité, on perçoit des signes annonciateurs de cette victoire dans nos sociétés et dans nos cultures, bien qu’elles soient fortement marquées par la « culture de mort ». On dresserait donc un tableau incomplet, qui pourrait conduire à un découragement stérile, si l’on ne joignait pas à la dénonciation des menaces contre la vie un aperçu des signes positifs efficaces dans la situation actuelle de l’humanité.
Malheureusement, ces signes positifs appa- raissent difficilement et ils sont mal reconnus, sans doute parce qu’ils ne sont pas l’objet d’une attention suffisante de la part des moyens de communication sociale. Mais beaucoup d’initiatives pour aider et soutenir les personnes les plus faibles et sans défense ont été prises et continuent à l’être, dans la communauté chrétienne et dans la société civile, aux niveaux local, national et international, par des personnes, des groupes, des mouvements et diverses organisations.
Il y a de nombreux époux qui savent prendre généreusement la responsabilité d’accueillir des enfants comme « le don le plus excellent du mariage ». Et il ne manque pas de familles qui, au-delà de leur service quotidien de la vie, savent s’ouvrir à l’accueil d’enfants abandonnés, de jeunes en difficulté, de personnes handicapées, de personnes âgées restées seules. Bien des centres d’aide à la vie, ou des institutions analogues, sont animés par des personnes et des groupes qui, au prix d’un dévouement et de sacrifices admirables, apportent un soutien moral et matériel à des mères en difficulté, tentées de recourir à l’avortement. On crée et on développe aussi des groupes de bénévoles qui s’engagent à donner l’hospitalité à ceux qui n’ont pas de famille, qui sont dans des conditions particulièrement pénibles ou qui ont besoin de retrouver un milieu éducatif les aidant à surmonter des habitudes nuisibles et à revenir à un vrai sens de la vie.
La médecine, servie avec beaucoup d’ardeur par les chercheurs et les membres des professions médicales, poursuit ses efforts pour trouver des moyens toujours plus efficaces : on obtient aujourd’hui des résultats autrefois impensables et qui ouvrent des perspectives prometteuses en faveur de la vie naissante, des personnes qui souffrent et des malades en phase aiguë ou terminale. Des institutions et des organisations variées se mobilisent pour faire aussi bénéficier de la médecine de pointe les pays les plus touchés par la misère et les maladies endémiques. Des associations nationales et internationales de médecins travaillent de même pour porter rapidement secours aux populations éprouvées par des calamités naturelles, des épidémies ou des guerres. Même si on est encore loin de la mise en œuvre complète d’une vraie justice internationale dans la répartition des ressources médicales, comment ne pas reconnaître dans les progrès déjà accomplis les signes d’une solidarité croissante entre les peuples, d’un sens humain et moral digne d’éloge et d’un plus grand respect de la vie ?
27. Devant les législations qui ont autorisé l’avortement et devant les tentatives, qui ont abouti ici ou là, de légaliser l’euthanasie, des mouvements ont été créés et des initiatives prises dans le monde entier pour sensibiliser la société en faveur de la vie. Lorsque, conformément à leur inspiration authentique, ces mouvements agissent avec une ferme détermination mais sans recourir à la violence, ils favorisent une prise de conscience plus répandue de la valeur de la vie, et ils provoquent et obtiennent des engagements plus résolus pour la défendre.
Comment ne pas rappeler, en outre, tous les gestes quotidiens d’accueil, de sacrifice, de soins dé- sintéressés qu’un nombre incalculable de personnes accomplissent avec amour dans les familles, dans les hôpitaux, dans les orphelinats, dans les maisons de retraite pour personnes âgées et dans d’autres centres ou communautés qui défendent la vie ? En se laissant inspirer par l’exemple de Jésus « bon Samaritain » (cf. Lc 10,29-37) et soutenue par sa force, l’Eglise a toujours été en première ligne sur ces fronts de la charité : nombreux sont ses fils et ses filles, spécialement les religieuses et les religieux qui, sous des formes traditionnelles ou renouvelées, ont consacré et continuent à consacrer leur vie à Dieu en l’offrant par amour du prochain le plus faible et le plus démuni. Ils construisent en profondeur la « civilisation de l’amour et de la vie », sans laquelle l’existence des personnes et de la société perd son sens le plus authentiquement humain. Même si personne ne les remarquait et s’ils restaient cachés aux yeux du plus grand nombre, la foi nous assure que le Père, « qui voit dans le secret » (Mt 6,4), non seulement saura les récompenser, mais les rend féconds dès maintenant en leur faisant porter des fruits durables pour le bien de tous.
Parmi les signes d’espérance, il faut aussi inscrire, dans de nombreuses couches de l’opinion publique, le développement d’une sensibilité nouvelle toujours plus opposée au recours à la guerre pour résoudre les conflits entre les peuples et toujours plus orientée vers la recherche de moyens efficaces mais « non violents » pour arrêter l’agresseur armé. Dans le même ordre d’idées, se range aussi l’aversion toujours plus répandue de l’opinion publique envers la peine de mort, même si on la considère seulement comme un moyen de « légitime défense » de la société, en raison des possibilités dont dispose une société moderne de réprimer efficacement le crime de sorte que, tout en rendant inoffensif celui qui l’a commis, on ne lui ôte pas définitivement la possibilité de se racheter.
Il faut saluer aussi positivement l’attention grandissante à la qualité de la vie, à l’écologie, que l’on rencontre surtout dans les sociétés au développement avancé, où les attentes des personnes sont à présent moins centrées sur les problèmes de la survie que sur la recherche d’une amélioration d’ensemble des conditions de vie. La reprise de la réflexion éthique au sujet de la vie est particulièrement significative ; la création et le développement constant de la bioéthique favorisent la réflexion et le dialogue - entre croyants et non-croyants, de même qu’entre croyants de religions différentes - sur les problèmes éthiques fondamentaux qui concernent la vie de l’homme.
28. Ce panorama fait d’ombres et de lumières doit nous rendre tous pleinement conscients que nous nous trouvons en face d’un affrontement rude et dramatique entre le mal et le bien, entre la mort et la vie, entre la « culture de mort » et la « culture de vie ». Nous nous trouvons non seulement « en face », mais inévitablement « au milieu » de ce conflit : nous sommes tous activement impliqués, et nous ne pouvons éluder notre responsabilité de faire un choix inconditionnel en faveur de la vie.
L’injonction claire et forte de Moïse s’adresse à nous aussi : « Vois, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur... Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez » (Dt 30, 15. 19). Cette injonction convient tout autant à nous qui devons choisir tous les jours entre la « culture de vie » et la « culture de mort ». Mais l’appel du Deutéronome est encore plus profond, parce qu’il nous demande un choix à proprement parler religieux et moral. Il s’agit de donner à son existence une orientation fondamentale et de vivre fidèlement en accord avec la loi du Seigneur : « Écoute les commandements que je te donne aujourd’hui : aimer le Seigneur ton Dieu, marcher dans ses chemins, garder ses ordres, ses commandements et ses décrets... Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à lui ; car là est ta vie, ainsi que la longue durée de ton séjour sur la terre » (30, 16. 19-20).
Le choix inconditionnel pour la vie arrive à la plénitude de son sens religieux et moral lorsqu’il vient de la foi au Christ, qu’il est formé et nourri par elle. Rien n’aide autant à aborder positivement le conflit entre la mort et la vie dans lequel nous sommes plongés que la foi au Fils de Dieu qui s’est fait homme et qui est venu parmi les hommes « pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jn 10,10) : c’est la foi au Ressuscité qui a vaincu la mort ; c’est la foi au sang du Christ « plus éloquent que celui d’Abel » (He 12,24).
Devant les défis de la situation actuelle, à la lumière et par la force de cette foi, l’Eglise prend plus vivement conscience de la grâce et de la responsabilité qui lui viennent du Seigneur pour annoncer, pour célébrer et pour servir l’Evangile de la vie.