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 - 28 mars 2024 - Saint Gontran

 

Populorum Progressio

Première partie : Pour un développement intégral de la personne

1. LES DONNÉES DU PROBLÈME

Aspirations des hommes

6. Etre affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à 1’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes ; être plus instruits ; en un mot, faire, connaître, et avoir plus, pour être plus : telle est l’aspiration des hommes d’aujourd’hui, alors qu’un grand nombre d’entre eux sont condamnés à vivre dans des conditions qui rendent illusoire ce désir légitime. Par ailleurs, les peuples parvenus depuis peu à l’indépendance nationale éprouvent la nécessité d’ajouter à cette liberté politique une croissance autonome et digne, sociale non moins qu’économique, afin d’assurer à leurs citoyens leur plein épanouissement humain et de prendre la place qui leur revient dans le concert des nations.

Colonisation et colonialisme

7. Devant l’ampleur et l’urgence de l’œuvre à accomplir, les moyens hérités du passé, pour être insuffisants, ne font cependant pas défaut. Il faut certes reconnaître que les puissances colonisatrices ont souvent poursuivi leur intérêt, leur puissance ou leur gloire, et que leur départ a parfois laissé une situation économique vulnérable, liée par exemple au rendement d’une seule culture dont les cours sont soumis à de brusques et amples variations. Mais, tout en reconnaissant les méfaits d’un certain colonialisme et de ses séquelles, il faut en même temps rendre hommage aux qualités et aux réalisations des colonisateurs qui, en tant de régions déshéritées, ont apporté leur science et leur technique et laissé des fruits heureux de leur présence. Si incomplètes qu’elles soient, les structures établies demeurent, qui ont fait reculer l’ignorance et la maladie, établi des communications bénéfiques et amélioré les conditions d’existence.

Déséquilibre croissant

8. Cela dit et reconnu, il n’est que trop vrai que cet équipement est notoirement insuffisant pour affronter la dure réalité de l’économie moderne. Laissé à son seul jeu, son mécanisme entraîne le monde vers l’aggravation, et non l’atténuation, de la disparité des niveaux de vie : les peuples riches jouissent d’une croissance rapide, tandis que les pauvres se développent lentement. Le déséquilibre s’accroît : certains produisent en excédent des denrées alimentaires qui manquent cruellement à d’autres, et ces derniers voient leurs exportations rendues incertaines.

Prise de conscience accrue

9. En même temps, les conflits sociaux se sont élargis aux dimensions du monde. La vive inquiétude qui s’est emparée des classes pauvres dans les pays en voie d’industrialisation gagne maintenant ceux dont l’économie est presque exclusivement agraire : les paysans prennent conscience, eux aussi, de leur misère imméritée (9). S’ajoute à cela le scandale de disparités criantes, non seulement dans la jouissance des biens, mais plus encore dans l’exercice du pouvoir. Cependant qu’une oligarchie jouit en certaines régions d’une civilisation raffinée, le reste de la population" pauvre et dispersée, est "privée de presque toute possibilité d’initiative personnelle et de responsabilité, et souvent même placée dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine" (10).

Heurt des civilisations

10. En outre, le heurt entre les civilisations traditionnelles et les nouveautés de la civilisation industrielle brise les structures qui ne s’adaptent pas aux conditions nouvelles. Leur cadre, parfois rigide, était l’indispensable appui de la vie personnelle et familiale, et les anciens y restent attachés, cependant que les jeunes s’en évadent, comme d’un obstacle inutile, pour se tourner avidement vers de nouvelles formes de vie sociale. Le conflit des générations s’aggrave ainsi d’un tragique dilemme : ou garder institutions et croyances ancestrales, mais renoncer au progrès ; ou s’ouvrir aux techniques et civilisations venues du dehors, mais rejeter avec les traditions du passé toute leur richesse humaine. En fait, les soutiens moraux, spirituels et religieux du passé fléchissent trop souvent, sans que l’insertion dans le monde nouveau soit pour autant assurée.

Conclusion

11. Dans ce désarroi, la tentation se fait plus violente qui risque d’entraîner vers les messianismes prometteurs, mais bâtisseurs d’illusions. Qui ne voit les dangers qui en résultent, de réactions populaires violentes, de troubles insurrectionnels et de glissement vers les idéologies totalitaires ? Telles sont les données du problème, dont la gravité n’échappe à personne.

2. L’ÉGLISE ET LE DÉVELOPPEMENT

Œuvre des missionnaires

12. Fidèle à l’enseignement et à l’exemple de son divin fondateur qui donnait l’annonce de la Bonne Nouvelle aux pauvres comme signe de sa mission (11), l’Eglise n’a jamais négligé de promouvoir l’élévation humaine des peuples auxquels elle apportait la foi au Christ. Ses missionnaires ont construit, avec des églises, des hospices et des hôpitaux, des écoles et des universités. Enseignant aux indigènes le moyen de tirer meilleur parti de leurs ressources naturelles, ils les ont souvent protégés de la cupidité des étrangers. Sans doute leur œuvre, pour ce qu’elle avait d’humain, ne fut pas parfaite, et certains purent mêler parfois bien des fanons de penser et de vivre de leur pays d’origine à l’annonce de l’authentique message évangélique. Mais ils surent aussi cultiver les institutions locales et les promouvoir. En maintes régions, ils se sont trouvés parmi les pionniers du progrès matériel comme de l’essor culturel. Qu’il suffise de rappeler l’exemple du P. Charles de Foucauld, qui fut jugé digne d’être appelé pour sa charité, le "Frère universel" et qui rédigea un précieux dictionnaire de la langue touareg. Nous Nous devons de rendre hommage à ces précurseurs trop souvent ignorés que pressait la charité du Christ, comme à leurs émules et successeurs qui continuent d’être, aujourd’hui encore, au service généreux et désintéressé de ceux qu’ils évangélisent.

Eglise et monde

13. Mais désormais, les initiatives locales et individuelles ne suffisent plus. La situation présente du monde exige une action d’ensemble à partir d’une claire vision de tous les aspects économiques, sociaux, culturels et spirituels. Experte en humanité, l’Eglise, sans prétendre aucunement s’immiscer dans la politique des Etats, "ne vise qu’un seul but : continuer, sons l’impulsion de l’Esprit consolateur l’œuvre même du Christ venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, pour sauver, non pour condamner, pour servir, non pour être servi" (12). Fondée pour instaurer dès ici-bas le royaume des cieux et non pour conquérir un pouvoir terrestre, elle affirme clairement que les deux domaines sont distincts, comme sont souverains les deux pouvoirs ecclésiastique et civil, chacun dans son ordre (13). Mais, vivant dans l’histoire, elle doit "scruter les signes des temps et les interpréter à la lumière de l’évangile" (14). Communiant aux meilleures aspirations des hommes et souffrant de les voir insatisfaites, elle désire les aider à atteindre leur plein épanouissement, et c’est pourquoi elle leur propose ce qu’elle possède en propre : une vision globale de l’homme et de l’humanité.

Vision chrétienne du développement

14. Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme. Comme l’a fort justement souligné un éminent expert : "Nous n’acceptons pas de séparer l’économique de l’humain, le développement des civilisations où il s’inscrit. Ce qui compte pour nous, c’est l’homme, chaque homme, chaque groupement d’hommes, jusqu’à l’humanité tout entière" (15).

Vocation à la croissance

15. Dans le dessein de Dieu, chaque homme est appelé à se développer car toute vie est vocation. Dès la naissance, est donné à tous en germe un ensemble d’aptitudes et de qualités à faire fructifier : leur épanouissement, fruit de l’éducation reçue du milieu et de l’effort personnel permettra à chacun de s’orienter vers la destinée que lui propose son Créateur. Doué d’intelligence et de liberté, il est responsable de sa croissance, comme de son salut. Aidé, parfois gêné par ceux qui l’éduquent et l’entourent, chacun demeure, quelles que soient les influences qui s’exercent sur lui, l’artisan principal de sa réussite ou de son échec : par le seul effort de son intelligence et de sa volonté, chaque homme peut grandir en humanité, valoir plus, être plus.

Devoir personnel...

16. Cette croissance n’est d’ailleurs pas facultative. Comme la création tout entière est ordonnée à son Créateur, la créature spirituelle est tenue d’orienter spontanément sa vie vers Dieu, vérité première et souverain bien. Aussi la croissance humaine constitue-t-elle comme un résumé de nos devoirs. Bien plus, cette harmonie de nature enrichie par l’effort personnel et responsable est appelée à un dépassement. Par son insertion dans le Christ vivifiant, l’homme accède à un épanouissement nouveau, à un humanisme transcendant, qui lui donne sa plus grande plénitude : telle est la finalité suprême du développement personnel.

Et communautaire

17. Mais chaque homme est membre de la société : il appartient à l’humanité tout entière. Ce n’est pas seulement tel ou tel homme, mais tous les hommes qui sont appelés à ce développement plénier. Les civilisations naissent, croissent et meurent. Mais, comme les vagues à marée montante pénètrent un peu plus avant sur la grève, ainsi l’humanité avance sur le chemin de l’histoire. Héritiers des générations passées et bénéficiaires du travail de nos contemporains, nous avons des obligations envers tous et nous ne pouvons nous désintéresser de ceux qui viendront agrandir après nous le cercle de la famille humaine. La solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir.

Echelle des valeurs

18. Cette croissance personnelle et communautaire serait compromise si se détériorait la véritable échelle des valeurs. Légitime est le désir du nécessaire, et le travail pour y parvenir est un devoir : "si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus (16)". Mais l’acquisition des biens temporels peut conduire à la cupidité, au désir d’avoir toujours plus et à la tentation d’accroître sa puissance. L’avarice des personnes, des familles et des nations peut gagner les moins pourvus comme les plus riches et susciter chez les uns et les autres un matérialisme étouffant.

Croissance ambivalente

19. Avoir plus, pour les peuples comme pour les personnes, n’est donc pas le but dernier. Toute croissance est ambivalente. Nécessaire pour permettre à l’homme d’être plus homme, elle l’enferme comme dans une prison dès lors qu’elle devient le bien suprême qui empêche de regarder au ciel. Alors les cœurs s’endurcissent et les esprits se ferment, les hommes ne se réunissent plus par amitié, mais par l’inférer, qui a tôt fait de les opposer et de les désunir. La recherche exclusive de l’avoir fait dès lors l’obstacle à la croissance de l’être et s’oppose à sa véritable grandeur : pour ]es nations comme pour les personnes, l’avarice est la forme la plus évidente du sous-développement moral.

20. Vers une condition plus humaine

Si la poursuite du développement demande des techniciens de plus en plus nombreux, elle exige encore plus des sages de réflexion profonde, à la recherche d’un humanisme nouveau, qui permette à l’homme moderne de se retrouver lui-même, en assumant les valeurs supérieures d’amour, d’amitié, de prière et de contemplation (17). Ainsi pourra s’accomplir en plénitude le vrai développement, qui est le passage, pour chacun et pour tous, de conditions moins humaines à des conditions plus humaines.

L’idéal à poursuivre

21. Moins humaines : les carences matérielles de ceux qui sont privés du minimum vital, et les carences morales de ceux qui sont mutilés par l’égoïsme. Moins humaines : les structures oppressives, qu’elles proviennent des abus de la possession ou des abus du pouvoir, de l’exploitation des travailleurs ou de l’injustice des transactions. Plus humaines : la montée de la misère vers la possession du nécessaire, 1a victoire sur les fléaux sociaux, l’amplification des connaissances, l’acquisition de la culture. Plus humaines aussi : la considération accrue de la dignité d’autrui, l’orientation vers l’esprit de pauvreté (18), la coopération au bien commun, la volonté de paix. Plus humaine encore la reconnaissance par l’homme des valeurs suprêmes, et de Dieu qui en est la source et le terme. Plus humaines enfin et surtout la foi, don de Dieu accueilli par la bonne volonté de l’homme, et l’unité dans la charité du Christ qui nous appelle tous à participer en fils à la vie du Dieu vivant, Père de tous les hommes.

3. L’ACTION A ENTREPRENDRE

La destination universelle des biens

22. "Emplissez la terre et soumettez-la (19)" : la Bible, dès sa première page, nous enseigne que la création entière est pour l’homme, à charge pour lui d’appliquer son effort intelligent à la mettre en valeur, et, par son travail, la parachever pour ainsi dire à son service. Si la terre est faite pour fournir à chacun les moyens de sa subsistance et les instruments de son progrès, tout homme a donc le droit d’y trouver ce qui lui est nécessaire. Le récent Concile l’a rappelé : "Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité (20)." Tous les autres droits, quels qu’ils soient, y compris ceux de propriété et de libre commerce, y sont subordonnés : ils n’en doivent donc pas entraver, mais bien au contraire faciliter la réalisation, et c’est un devoir social grave et urgent de les ramener à leur finalité première.

La propriété

23. "Si quelqu’un, jouissant des richesses du monde, voit son frère dans la nécessite et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui (21) ?" On sait avec quelle fermeté les Pères de l’Église ont précisé quelle doit être l’attitude de ceux qui possèdent, en face de ceux qui sont dans le besoin : "Ce n’est pas de ton bien, affirme ainsi saint Ambroise, que tu fais largesse au pauvre, tu lui rends ce qui lui appartient. Car ce qui est donné en commun pour l’usage de tous, voilà ce que tu t’arroges. La terre est donnée à tout le monde, et pas seulement aux riches (22)." C’est dire que la propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu. Nul n’est fondé à réserver à son usage exclusif ce qui passe son besoin, quand les autres manquent du nécessaire. En un mot, "le droit de propriété ne doit jamais s’exercer au détriment de l’utilité commune, selon la doctrine traditionnelle chez les Pères de l’Église et les grands théologiens". S’il arrive qu’un confit surgisse "entre droits privés acquis et exigences communautaires primordiales", il appartient aux pouvoirs publics "de s’attacher à le résoudre, avec l’active participation des personnes et des groupes sociaux (23)."

L’usage des revenus

24. Le bien commun exige donc parfois l’expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective. En l’affirmant avec netteté (24), le Concile a rappelé aussi non moins clairement que le revenu disponible n’est pas abandonné au libre caprice des hommes et que les spéculations égoïstes doivent être bannies. On ne saurait dès lors admettre que des citoyens pourvus de revenus abondants, provenant des ressources et de l’activité nationales, en transfèrent une part considérable à l’étranger pour leur seul avantage personnel, sans souci du tort évident qu’ils font par là subir à leur patrie (25).

L’industrialisation

25. Nécessaire à l’accroissement économique et au progrès humain, l’introduction de l’industrie est à la fois signe et facteur de développement. Par l’application tenace de son intelligence et de son travail, l’homme arrache peu à peu ses secrets à la nature, tire de ses richesses un meilleur usage. En même temps qu’il discipline ses habitudes, il développe chez lui le goût de la recherche et de l’invention, l’acceptation du risque calculé, l’audace dans l’entreprise, l’initiative généreuse, le sens des responsabilités.

Capitalisme libéral

26. Mais un système s’est malheureusement édifié sur ces conditions nouvelles de la société, qui considérait le profit comme motif essentiel du progrès économique, la concurrence comme loi suprême de l’économie, la propriété privée des biens de production comme un droit absolu, sans limites ni obligations sociales correspondantes. Ce libéralisme sans frein conduisait à la dictature à bon droit dénoncée par Pie XI comme génératrice de "l’impérialisme international de l’argent (26)". On ne saurait trop réprouver de tels abus, en rappelant encore une fois solennellement que l’économie est au service de !’homme (27). Mais s’il est vrai qu’un certain capitalisme a été la source de trop de souffrances, d’injustices et de luttes fratricides aux effets encore durables, c’est à tort qu’on attribuerait à l’industrialisation elle-même des maux qui sont dus au néfaste système qui l’accompagnait. Il faut au contraire en toute justice reconnaître l’apport irremplaçable de l’organisation du travail et du progrès industriel à l’œuvre du développement.

Le travail

27. De même, si parfois peut régner une mystique exagérée du travail, il n’en reste pas moins que celui-ci est voulu et béni de Dieu. Créé à son image, "l’homme doit coopérer avec le Créateur à l’achèvement de la création, et marquer à son tour la terre de l’empreinte spirituelle qu’il a lui-même reçue" (28). Dieu qui a doté l’homme d’intelligence, d’imagination et de sensibilité, lui a donné ainsi le moyen de parachever en quelque sorte son œuvre : qu’il soit artiste ou artisan, entrepreneur, ouvrier ou paysan, tout travailleur est un créateur. Penché sur une matière qui lui résiste, le travailleur lui imprime sa marque, cependant qu’il acquiert ténacité, ingéniosité et esprit d’invention. Bien plus, vécu en commun, dans l’espoir, la souffrance, l’ambition et la joie partagés, le travail unit les volontés, rapproche les esprits, et soude les cœurs : en l’accomplissant, les hommes se découvrent frères (29).

Son ambivalence

28. Sans doute ambivalent, car il promet l’argent, la jouissance et la puissance, invite les uns à l’égoïsme et les autres à la révolte, le travail développe aussi la conscience professionnelle, le sens du devoir et la charité envers le prochain. Plus scientifique et mieux organisé, il risque de déshumaniser son exécutant, devenu son servant, car le travail n’est humain que s’il demeure intelligent et libre. Jean XXIII a rappelé l’urgence de rendre au travailleur sa dignité, en le faisant réellement participer à l’œuvre commune : "on doit tendre à ce que devienne une communauté de personnes, dans les relations, les fonctions et les situations de tout son personnel" (30). Le labeur des hommes, bien plus, pour le chrétien, a encore mission de collaborer à la création du monde surnaturel (31), inachevé jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à constituer cet Homme parfait dont parle saint Paul, "qui réalise la plénitude du Christ" (32).

L’urgence de l’œuvre à accomplir

29. Il faut se hâter : trop d’hommes souffrent, et la distance s’accroît qui sépare le progrès des uns, et la stagnation, voire la régression des autres. Encore faut-il que l’œuvre à accomplir progresse harmonieusement, sous peine de rompre d’indispensables équilibres. Une réforme agraire improvisée peut manquer son but. Une industrialisation brusquée peut disloquer des structures encore nécessaires, et engendrer des misères sociales qui seraient un recul en humanité.

Tentation de la violence

30. Il est certes des situations dont l’injustice crie vers le ciel. Quand les populations entières, dépourvues du nécessaire, vivent dans une dépendance telle qu’elle leur interdit toute initiative et responsabilité, toute possibilité aussi de promotion culturelle et de participation à la vie sociale et politique, grande est la tentation de repousser par la violence de telles injures à la dignité humaine.

Révolution

31. On le sait pourtant : l’insurrection révolutionnaire - sauf le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays - engendre de nouvelles injustices, introduit de nouveaux déséquilibres et provoque de nouvelles ruines. On ne saurait combattre un mal réel au prix d’un plus grand malheur.

Réforme

32. Qu’on nous entende bien : la situation présente doit être affrontée courageusement et les injustices qu’elle comporte combattues et vaincues. Le développement exige des transformations audacieuses, profondément novatrices. Des réformes urgentes doivent être entreprises sans retard. A chacun d’y prendre généreusement sa part, surtout à ceux qui par leur éducation, leur situation, leur pouvoir, ont de grandes possibilités d’action. Que, payant d’exemple, ils prennent sur leur avoir, comme l’ont fait plusieurs de nos frères dans l’épiscopat (33). Ils répondront ainsi à l’attente des hommes et seront fidèles à l’Esprit de Dieu, car c’est "le ferment évangélique qui a suscité et suscite dans le cœur humain une exigence incoercible de dignité" (34).

Programmes et planification

33. La seule initiative individuelle et le simple jeu de la concurrence ne sauraient assurer le succès du développement. Il ne faut pas risquer d’accroître encore la richesse des riches et la puissance des forts, en confirmant la misère des pauvres et en ajoutant à la servitude des opprimés. Des programmes sont donc nécessaires pour "encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer" (35), l’action des individus et des corps intermédiaires. Il appartient aux pouvoirs publics de choisir, voire d’imposer les objectifs à poursuivre les buts à atteindre, les moyens d’y parvenir, et c’est à eux de stimuler toutes les forces regroupées dans cette action commune. Mais qu’ils aient soin d’associer à cette œuvre les initiatives privées et les corps intermédiaires. Ils éviteront ainsi le péril d’une collectivisation intégrale ou d’une planification arbitraire qui, négatrices de liberté, excluraient l’exercice des droits fondamentaux de la personne humaine.

Au service de l’homme

34. Car tout programme, fait pour augmenter la production, n’a en définitive de raison d’être qu’au service de la personne. Il est là pour réduire les inégalités, combattre les discriminations, libérer l’homme de ses servitudes, le rendre capable d’être lui-même l’agent responsable de son mieux-être matériel, de son progrès moral et de son épanouissement spirituel. Dire : développement, c’est en effet se soucier autant de progrès social que de croissance économique. Il ne suffit pas d’accroître la richesse commune pour qu’elle se répartisse équitablement. Il ne suffit pas de promouvoir la technique pour que la terre soit plus humaine à habiter. Les erreurs de ceux qui les ont devancés doivent avertir ceux qui sont sur la voie du développement des périls à éviter en ce domaine. La technocratie de demain peut engendrer des maux non moins redoutables que le libéralisme d’hier. Économie et technique n’ont de sens que par l’homme qu’elles doivent servir. Et l’homme n’est vraiment homme que dans la mesure où, maître de ses actions et juge de leur valeur, il est lui-même auteur de son progrès, en conformité avec la nature que lui a donnée son Créateur et dont il assume librement les possibilités et les exigences.

Alphabétisation

35. On peut même affirmer que la croissance économique dépend au premier chef du progrès social : aussi l’éducation de base est-elle le premier objectif d’un plan de développement. La faim d’instruction n’est en effet pas moins déprimante que la faim d’aliments : un analphabète est un esprit sous-alimenté. Savoir lire et écrire, acquérir une formation professionnelle, c’est reprendre confiance en soi et découvrir que l’on peut progresser avec les autres. Comme Nous le disions dans Notre message au Congrès de I’U. N. E. S. C. O., en 1965, à Téhéran, l’alphabétisation est pour l’homme "un facteur primordial d’intégration sociale aussi bien que d’enrichissement personnel, pour la société un instrument privilégié de progrès économique et de développement" (36). Aussi Nous réjouissons-Nous du bon travail accompli en ce domaine par les initiatives privées, les pouvoirs publics et les organisations internationales : ce sont les premiers ouvriers du développement, car ils rendent l’homme apte à l’assumer lui-même.

Famille

36. Mais l’homme n’est lui-même que dans son milieu social, où la famille joue un rôle primordial. Celui-ci a pu être excessif, selon les temps et les lieux, lorsqu’il s’est exercé au détriment de libertés fondamentales de la personne. Souvent trop rigides et mal organisés, les anciens cadres sociaux des pays en voie de développement sont pourtant nécessaires encore un temps, tout en desserrant progressivement leur emprise exagérée. Mais la famille naturelle, monogamique et stable, telle que le dessein divin l’a conçue (37) et que le christianisme l’a sanctifiée, doit demeurer ce "lieu de rencontres de plusieurs générations qui s’aident mutuellement à acquérir une sagesse plus étendue et à harmoniser les droits de la personne avec les autres exigences de la vie sociale" (38).

Démographie

37. Il est vrai que trop fréquemment une croissance démographique accélérée ajoute ses difficultés aux problèmes du développement : le volume de la population s’accroît plus rapidement que les ressources disponibles et l’on se trouve apparemment enfermé dans une impasse. La tentation, dès lors, est grande de freiner l’accroissement démographique par des mesures radicales. Il est certain que les pouvoirs publics, dans les limites de leur compétence, peuvent intervenir, en développant une information appropriée et en prenant les mesures adaptées, pourvu qu’elles soient conformes aux exigences de la loi morale et respectueuses de la juste liberté du couple. Sans droit inaliénable au mariage et à la procréation, il n’est plus de dignité humaine. C’est finalement aux parents de décider, en pleine connaissance de cause, du nombre de leurs enfants, en prenant leurs responsabilités devant Dieu, devant eux-mêmes, devant les enfants qu’ils ont déjà mis au monde, et devant la communauté à laquelle ils appartiennent, suivant les exigences de leur conscience instruite par la loi de Dieu, authentiquement interprétée et soutenue par la confiance en Lui (39).

Organisations professionnelles

38. Dans l’œuvre du développement, l’homme, qui trouve dans la famille son milieu de vie primordial, est souvent aidé par des organisations professionnelles. Si leur raison d’être est de promouvoir les intérêts de leurs membres, leur responsabilité est grande devant la tâche éducative qu’elles peuvent et doivent en même temps accomplir. A travers l’information qu’elles donnent, la formation qu’elles proposent, elles peuvent beaucoup pour donner à tous le sens du bien commun et des obligations qu’il entraîne pour chacun.

Pluralisme légitime

39. Toute action sociale engage une doctrine. Le chrétien ne saurait admettre celle qui suppose une philosophie matérialiste et athée, qui ne respecte ni l’orientation religieuse de la vie à sa fin dernière, ni la liberté ni la dignité humaines. Mais, pourvu que ces valeurs soient sauves, un pluralisme des organisations professionnelles et syndicales est admissible, et à certains points de vue utile, s’il protège la liberté et provoque l’émulation. Et de grand cœur Nous rendons hommage à tous ceux qui y travaillent au service désintéressé de leurs frères.

Promotion culturelle

40. Par-delà les organisations professionnelles ; sont aussi à l’œuvre les institutions culturelles. Leur rôle n’est pas moindre pour la réussite du développement. "L’avenir du monde serait en péril, affirme gravement le Concile, si notre époque ne savait pas se donner des sages." Et il ajoute : "de nombreux pays pauvres en biens matériels, mais riches en sagesse, pourront puissamment aider les autres sur ce point (40)". Riche ou pauvre, chaque pays possède une civilisation reçue des ancêtres : institutions exigées pour la vie terrestre et manifestations supérieures - artistiques, intellectuelles et religieuses - de la vie de l’esprit. Lorsque celles-ci possèdent de vraies valeurs humaines, il y aurait grave erreur à les sacrifier à celles-là. Un peuple qui y consentirait perdrait par là le meilleur de lui-même. Il sacrifierait, pour vivre, ses raisons de vivre. L’enseignement du Christ vaut aussi pour les peuples : "que servirait à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ?" (41)

Tentation matérialiste

41. Les peuples pauvres ne seront jamais trop en garde contre cette tentation qui leur vient des peuples riches. Ceux-ci apportent trop souvent, avec l’exemple de leur succès dans une civilisation technicienne et culturelle, le modèle d’une activité principalement appliquée à la conquête de la prospérité matérielle. Non que cette dernière interdise par elle-même l’activité de l’esprit. Au contraire, celui-ci, "moins esclave des choses, peut facilement s’élever à l’adoration et à la contemplation du Créateur" (42). Mais pourtant, "la civilisation moderne, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu" (43). Dans ce qui leur est proposé, les peuples en voie de développement doivent donc savoir choisir : critiquer et éliminer les faux biens qui entraîneraient un abaissement de l’idéal humain, accepter les valeurs saines et bénéfiques pour les développer, avec les leurs, selon leur génie propre.

Vers un humanisme plénier

42. C’est un humanisme plénier qu’il faut promouvoir (44). Qu’est-ce à dire, sinon le développement intégral de tout l’homme et de tous les hommes ? Un humanisme clos, fermé aux valeurs de l’esprit et à Dieu qui en est la source, pourrait apparemment triompher. Certes l’homme peut organiser la terre sans Dieu, mais "sans Dieu il ne peut en fin de compte que l’organiser contre l’homme. L’humanisme exclusif est un humanisme inhumain" (45). Il n’est donc d’humanisme vrai qu’ouvert à l’Absolu, dans la reconnaissance d’une vocation, qui donne l’idée vraie de la vie humaine. Loin d’être la norme dernière des valeurs, l’homme ne se réalise lui-même qu’en se dépassant. Selon le mot si juste de Pascal : l’homme passe infiniment l’homme (46).


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