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 - 28 mars 2024 - Saint Gontran
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Redemptoris Mater

Première Partie - Marie dans le mystère du Christ

1. Pleine de grâce

7. « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ, qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles, aux cieux, dans le Christ » (Ep 1,3). Ces paroles de la Lettre aux Ephésiens révèlent le dessein éternel de Dieu le Père, son plan pour le salut de l’homme dans le Christ. C’est un plan universel qui concerne tous les hommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26). Tous, de même qu’ils sont inclus « au commencement » dans l’œuvre créatrice de Dieu, sont aussi inclus éternellement dans le plan divin du salut qui doit se révéler totalement à la « plénitude du temps » avec la venue du Christ. En effet-et ce sont les paroles qui suivent dans la même Lettre-ce Dieu, qui est « Père de notre Seigneur Jésus Christ », « nous a élus en lui dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus Christ. Tel fut le bon plaisir de sa volonté, à la louange de gloire de sa grâce, dont Il nous a gratifiés dans le Bien-aimé. En lui nous trouvons la rédemption par son sang, la rémission des fautes, selon la richesse de sa grâce » (Ep 1,4-7).

Le plan divin du salut, qui nous a été pleinement révélé par la venue du Christ, est éternel. Il est aussi-suivant l’enseignement de cette Lettre et d’autres Lettres de saint Paul (cf. Col 1,12-14 ; Rm 3,24 ; Gal 3, 13 ; 2 Co 5, 18-29) - éternellement lié au Christ. Il inclut toute l’humanité, mais réserve une place unique à la « femme » qui est la Mère de celui auquel le Père a confié l’œuvre du salut 19. Comme l’écrit le Concile Vatican II, « elle se trouve prophétiquement esquissée dans la promesse faite à nos premiers parents tombés dans le péché », selon le Livre de la Genèse (3, 15) ; « de même, c’est elle, la Vierge, qui concevra et enfantera un fils auquel sera donné le nom d’Emmanuel », selon les paroles d’Isaïe (cf. 7, 14) 20. Ainsi l’Ancien Testament prépare la « plénitude du temps » où Dieu « envoya son Fils, né d’une femme ... pour faire de nous des fils adoptifs ». La venue au monde du Fils de Dieu est l’événement rapporté dans les premiers chapitres des Evangiles selon saint Luc et selon saint Matthieu.

8. Marie est définitivement introduite dans le mystère du Christ par cet événement : I’Annonciation de l’ange. Elle a lieu à Nazareth, dans des circonstances précises de l’histoire d’Israël, le premier peuple auquel furent adressées les promesses de Dieu. Le messager divin dit à la Vierge : « Réjouis-toi, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi » (Lc 1,28). Marie « fut toute troublée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation » (Lc 1,29), ce que pouvaient signifier ces paroles extraordinaires et, en particulier, l’expression « pleine de grâce » (kécharitôménê) 21.

Si nous voulons méditer avec Marie ces paroles et, spécialement, l’expression « pleine de grâce », nous pouvons trouver un rapprochement significatif précisément dans le passage cité cidessus de la Lettre aux Ephésiens. Et si, après l’annonce du messager céleste, la Vierge de Nazareth est aussi saluée comme « bénie entre les femmes » (cf. Lc 1,42), cela s’éclaire à cause de la bénédiction dont le « Dieu et Père » nous a comblés « aux cieux, dans le Christ ». C’est une bénédiction spirituelle qui concerne tous les hommes et porte en elle-même la plénitude et l’universalité (« toutes sortes de bénédictions ») résultant de l’amour qui, dans l’Esprit Saint, unit au Père le Fils consubstantiel. En même temps, c’est une bénédiction reportée sur tous les hommes par le Christ Jésus dans l’histoire de l’humanité jusqu’à la fin. Cependant, cette bénediction se rapporte à Marie d’une manière particulière et exceptionnelle : en effet, Elisabeth l’a saluée comme « bénie entre les femmes ».

Le motif de cette double salutation est donc que dans l’âme de cette « fille de Sion » s’est manifestée en un sens toute la « gloire de la grâce », dont « le Père ... nous a gratifiés dans le Bien-aimé ». En effet, le messager salue Marie comme « pleine de grâce » : il l’appelle ainsi comme si c’était là son vrai nom. Il ne donne pas à celle à qui il s’adresse son nom propre suivant l’état civil terrestre : Miryam ( = Marie), mais ce nom nouveau : « pleine de grâce ». Que signifie ce nom ? Pourquoi l’archange appelle-t-il ainsi la Vierge de Nazareth ?

Dans le langage de la Bible, « grâce » signifie un don particulier qui, suivant le Nouveau Testament, prend sa source dans la vie trinitaire de Dieu lui-même, de Dieu qui est amour (cf. 1 Jn 4,8). Le fruit de cet amour est l’élection, celle dont parle la Lettre aux Ephésiens. En Dieu, cette élection, c’est la volonté éternelle de sauver l’homme par la participation à sa propre vie (cf. 2 P 1,4) dans le Christ : c’est le salut dans la participation à la vie surnaturelle. Ce don éternel, cette grâce de l’élection de l’homme par Dieu produisent comme un germe de sainteté, ou en quelque sorte une source naissant dans l’âme comme le don de Dieu lui-même qui vivifie et sanctifie les élus par la grâce. Ainsi cette bénédiction de l’homme « par toutes sortes de bénédictions spirituelles » s’accomplit, c’est-à-dire qu’elle devient une réalité : être « des fils adoptifs par Jésus Christ », par celui qui est de toute éternité le « Fils bien-aimé » du Père.

Lorsque nous lisons que le messager dit à Marie qu’elle est « comblée de grâce », le contexte de l’Evangile, où convergent les révélations et les promesses anciennes, nous laisse entendre qu’il s’agit là d’une bénédiction unique entre toutes les « bénédictions spirituelles dans le Christ ». Dans le mystère du Christ, elle est présente dès « avant la fondation du monde », elle est celle que le Père « a choisie » comme Mère de son Fils dans l’Incarnation- et, en même temps que le Père, le Fils l’a choisie, la confiant de toute éternité à l’Esprit de sainteté. Marie est unie au Christ d’une manière tout à fait particulière et exceptionnelle, et de même, elle est aimée en ce Fils bien-aimé de toute éternité, en ce Fils consubstantiel au Père en qui est concentrée toute « la gloire de la grâce ». En même temps, elle est et demeure parfaitement ouverte à ce « don d’en haut » (cf. Jc 1,17). Comme l’enseigne le Concile, Marie « occupe la première place parmi ces humbles et ces pauvres du Seigneur qui espèrent et reçoivent le salut de lui avec confiance » 22.

9. Si la salutation et le nom « pleine de grâce » signifient tout cela, ils se rapportent avant tout, dans le contexte de l’Annonciation de l’ange, à l’élection de Marie comme Mère du Fils de Dieu. Mais la plénitude de grâce désigne en même temps tous les dons surnaturels dont Marie bénéficie en rapport avec le fait qu’elle a été choisie et destinée à être Mère du Christ. Si cette élection est fondamentale pour l’accomplissement du dessein salvifique de Dieu envers l’humanité, si le choix éternel dans le Christ et la destination à la dignité de fils adoptifs concernent tous les hommes, l’élection de Marie est tout à fait exceptionnelle et unique. En découle aussi le caractère unique de sa place dans le mystère du Christ.

Le messager divin le dit : « Sois sans crainte, Marie ; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et tu enfanteras un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut » (Lc 1,30-32). Et quand la Vierge troublée par cette salutation extraordinaire, demande : « Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? », elle reçoit de l’ange la confirmation et l’explication des paroles antérieures. Gabriel lui dit : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu » (Lc 1,35).

L’Annonciation est donc la révélation du mystère de l’Incarnation au commencement même de son accomplissement sur la terre. Le don que Dieu fait de lui-même et de sa vie pour le salut, en quelque sorte à toute la création et proprement à l’homme, atteint l’un de ses sommets dans le mystère de l’Incarnation. C’est là, en effet, un sommet entre tous les dons de la grâce dans l’histoire de l’homme et dans celle du cosmos. Marie est « pleine de grâce » parce que l’Incarnation du Verbe, l’union hypostatique du Fils de Dieu avec la nature humaine, se réalise et s’accomplit précisément en elle. Comme l’affirme le Concile, Marie est « la Mère du Fils de Dieu, et, par conséquent, la fille de prédilection du Père et le sanctuaire du Saint-Esprit ; par le don de cette grâce suprême, elle dépasse de loin toutes les autres créatures dans le ciel et sur la terre » 23.

10. La Lettre aux Ephésiens, parlant de la « gloire de la grâce » dont « Dieu et Père nous a gratifiés dans le Bien-aimé », ajoute : « En lui nous trouvons la rédemption, par son sang » (Ep 1,7). Selon la doctrine formulée dans des documents solennels de l’Eglise, cette « gloire de la grâce » s’est manifestée dans la Mère de Dieu par le fait qu’elle a été « rachetée de façon suréminente » 24. En vertu de la richesse de la grâce du Fils bien-aimé, en raison des mérites rédempteurs de celui qui devait devenir son Fils, Marie a été préservée de l’héritage du péché originel 25. Ainsi, dès le premier moment de sa conception c’est-à-dire de son existence, elle appartient au Christ, elle participe de la grâce salvifique et sanctifiante et de l’amour qui a sa source dans le « Bien-aimé », dans le Fils du Père éternel qui, par l’Incarnation, est devenu son propre Fils. C’est pourquoi, par l’Esprit, dans l’ordre de la grâce, c’est-à-dire de la participation à la nature divine, Marie reçoit la vie de celui auquel elle-même, dans l’ordre de la génération terrestre, donna la vie comme mère. La liturgie n’hésite pas à lui donner le titre de « Mère de son Créateur » 26, et à la saluer par les paroles que Dante Alighieri met sur les lèvres de saint Bernard : « Fille de ton Fils » 27. Et parce que cette « vie nouvelle », Marie la reçoit dans une plénitude qui convient à l’amour du Fils envers sa Mère- et donc à la dignité de la maternité divine -, l’ange de l’Annonciation l’appelle « pleine de grâce ».

11. Dans le dessein salvifique de la Sainte Trinité, le mystère de l’Incarnation constitue l’accomplissement suprême de la promesse faite par Dieu aux hommes après le péché originel, après le premier péché dont les effets pèsent sur toute l’histoire de l’homme ici-bas (cf. Gn 3, 15). Voici que vient au monde un Fils, le « lignage de la femme » qui vaincra le mal du péché à sa racine même : « Il écrasera la tête du serpent ». Comme le montrent les paroles du protévangile, la victoire du Fils de la femme ne se réalisera pas sans un dur combat qui doit remplir toute l’histoire humaine. « L’hostilité » annoncée au commencement est confirmée dans l’Apocalypse, le livre des fins dernières de l’Eglise et du monde, où réapparaît le signe d’une « femme », mais cette fois « enveloppée de soleil » (Ap 12,1).

Marie, Mère du Verbe incarné, se trouve située au centre même de cette hostilité, de la lutte qui marque l’histoire de l’humanité sur la terre et l’histoire du salut elle-même. A cette place, elle qui fait partie des « humbles et des pauvres du Seigneur » porte en elle, comme personne d’autre parmi les êtres humains, la « gloire de la grâce » dont le Père « nous a gratifiés dans le Bien-aimé », et cette grâce détermine la grandeur et la beauté extraordinaires de tout son être. Marie demeure ainsi devant Dieu et aussi devant toute l’humanité le signe immuable et intangible de l’élection par Dieu dont parle la Lettre paulinienne : dans le Christ, « il nous a élus, dès avant la fondation du monde..., déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs » (Ep 1,4. 5). Il y a dans cette élection plus de puissance que dans toute l’expérience du mal et du péché, que dans toute cette « hostilité » dont l’histoire de l’homme est marquée. Dans cette histoire, Marie demeure un signe d’espérance assurée.

2. Bienheureuse celle qui a cru

12. Aussitôt après le récit de l’Annonciation, l’evangéliste Luc nous conduit, sur les pas de la Vierge de Nazareth, vers « une ville de Juda » (Lc 1,39). D’après les érudits, cette ville devrait être l’Ain-Karim d’aujourd’hui, située dans les montagnes, non loin de Jérusalem. Marie y alla « en hâte » pour rendre visite à Elisabeth, sa parente. Sa visite se trouve motivée par le fait qu’à l’Annonciation Gabriel avait nommé Elisabeth d’une manière remarquable, elle qui, à un âge avancé, grâce à la puissance de Dieu, avait conçu un fils de son époux Zacharie : « Elisabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils dans sa vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu’on appelait la stérile ; car rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1,36-37). Le messager divin s’était référé à ce qui était advenu en Elisabeth pour répondre à la question de Marie : « Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? » (Lc 1,34). Oui, cela adviendra justement par la « puissance du Très-Haut », comme et plus encore que dans le cas d’Elisabeth.

Marie, poussée par la charité, se rend donc dans la maison de sa parente. A son entrée, Elisabeth répond à sa salutation et, sentant l’enfant tressaillir en son sein, « remplie d’Esprit Saint », à son tour salue Marie à haute voix : « Bénie es-tu entre les femmes, et béni le fruit de ton sein ! » (cf . Lc 1,40-42 ). Cette exclamation ou cette acclamation d’Elisabeth devait entrer dans l’Ave Maria, à la suite du salut de l’ange, et devenir ainsi une des prières les plus fréquentes de l’Eglise. Mais les paroles d’Elisabeth sont encore plus significatives dans la question qui suit : « Comment m’est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ? » (Lc 1,43). Elisabeth rend témoignage à Marie : elle reconnaît et elle proclame que devant elle se tient la Mère du Seigneur, la Mère du Messie. Le fils qu’Elisabeth porte en elle prend part, lui aussi, à ce témoignage : « L’enfant a tressailli d’allégresse en mon sein » (Lc 1,44). Cet enfant sera Jean-Baptiste qui, au Jourdain, montrera en Jésus le Messie.

Dans la salutation d’Elisabeth, tous les mots sont lourds de sens ; cependant ce qu’elle dit à la fin semble d’une importance primordiale « Bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur ! » (Lc 1,45) 28. On peut rapprocher ces mots du titre « pleine de grâce » dans la salutation de l’ange. Dans l’un et l’autre de ces textes se révèle un contenu mariologique essentiel c’est-à-dire la vérité sur Marie dont la présence dans le mystère du Christ est devenue effective parce qu’elle « a cru ». La plénitude de grâce, annoncée par l’ange, signifie le don de Dieu lui-même ; la foi de Marie, proclamée par Elisabeth lors de la Visitation, montre comment la Vierge de Nazareth a répondu à ce don.

13. Comme l’enseigne le Concile, « à Dieu qui révèle est due "l’obéissance de la foi" (Rm 16,26 ; cf. Rm 1,5 ; 2 Co 10, 5-6), par laquelle l’homme s’en remet tout entier et librement à Dieu » 29. Cette définition de la foi trouve en Marie une réalisation parfaite. Le moment « décisif » fut l’Annonciation, et les paroles mêmes d’Elisabeth : « Bienheureuse celle qui a cru » se rapportent en premier lieu à ce moment précis 30.

A l’Annonciation en effet, Marie, s’est remise à Dieu entièrement en manifestant « l’obéissance de la foi » à celui qui lui parlait par son messager, et en lui rendant « un complet hommage d’intelligence et de volonté » 31. Elle a donc répondu de tout son « moi » humain, féminin, et cette réponse de la foi comportait une coopération parfaite avec « la grâce prévenante et secourable de Dieu » et une disponibilité parfaite à l’action de l’Esprit Saint qui « ne cesse, par ses dons, de rendre la foi plus parfaite » 32.

Annoncée à Marie par l’ange, la parole du Dieu vivant la concernait elle-même : « Voici que tu concevras en ton sein et enfanteras un fils » (Lc 1,31). En accueillant cette annonce, Marie allait devenir la « Mère du Seigneur » et le mystère divin de l’Incarnation s’accomplirait en elle : « Le Père des miséricordes a voulu que l’Incarnation fût précédée par une acceptation de la part de cette Mère prédestinée » 33. Et Marie donne ce consentement après avoir entendu toutes les paroles du messager. Elle dit : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole ! » (Lc 1,38). Ce fiat de Marie -« qu’il m’advienne »- a déterminé, du côté humain, l’accomplissement du mystère divin. Il y a une pleine harmonie avec les paroles du Fils qui, suivant la Lettre aux Hébreux, dit au Père en entrant dans le monde : « Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation, mais tu m’as façonné un corps... Voici, je viens... pour faire, ô Dieu, ta volonté » (He 10,5-7). Le mystère de l’Incarnation s’est accompli lorsque Marie a prononcé son fiat : « Qu’il m’advienne selon ta parole ! » rendant possible, pour ce qui la concernait dans le plan divin, la réalisation du dessein de son Fils.

Marie a prononcé ce fiat dans la foi. Par la foi, elle s’est remise à Dieu sans réserve et « elle se livra elle-même intégralement, comme la servante du Seigneur, à la personne et à l’œuvre de son Fils » 34. Et ce Fils, comme l’enseignent les Pères, elle l’a conçu en son esprit avant de le concevoir en son sein, précisément par la foi ! 35 C’est donc à juste titre qu’Elisabeth loue Marie « Bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur ! ». Ces paroles ont déjà été réalisées : Marie de Nazareth se présente sur le seuil de la maison d’Elisabeth et de Zacharie comme la mère du Fils de Dieu. Telle est l’heureuse découverte d’Elisabeth : « La mère de mon Seigneur vient à moi ! ».

14. Par conséquent, on peut aussi comparer la foi de Marie à celle d’Abraham que l’Apôtre appelle « notre père dans la foi » (cf. Rm 4,12). Dans l’économie du salut révélée par Dieu, la foi d’Abraham représente le commencement de l’Ancienne Alliance ; la foi de Marie à l’Annonciation inaugure la Nouvelle Alliance. Comme Abraham, « espérant contre toute espérance, crut et devint ainsi père d’une multitude de peuples » (cf. Rm 4,18), de même Marie, au moment de l’Annonciation, après avoir dit sa condition de vierge (« Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? »), crut que par la puissance du Très-Haut, par l’Esprit Saint, elle allait devenir la Mère du Fils de Dieu suivant la révélation de l’ange : « L’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu » (Lc 1,35).

Cependant les paroles d’Elisabeth : « Bienheureuse celle qui a cru » ne se rapportent pas seulement à ce moment précis de l’Annonciation Assurément, cela représente le point culminant de la foi de Marie dans son attente du Christ, mais c’est aussi le point de départ, le commencement de tout son « itinéraire vers Dieu », de tout son cheminement dans la foi. Et sur cette route, d’une manière éminente et véritablement héroïque - et même avec un héroïsme dans la foi toujours plus grand-s’accomplira l’« obéissance » à la parole de la révélation divine, telle qu’elle l’avait professée. Et cette « obéissance de la foi » chez Marie au cours de tout son itinéraire aura des analogies étonnantes avec la foi d’Abraham. Comme le patriarche du Peuple de Dieu, Marie de même, « espérant contre toute espérance, crut » tout au long de l’itinéraire de son fiat filial et maternel. Au cours de certaines étapes de cette route spécialement, la bénédiction accordée à « cellé qui a cru » sera manifestée avec une particuliere évidence. Croire veut dire « se livrer » à la verite même de la parole du Dieu vivant, en sachant et en reconnaissant humblement « combien sont insondables ses décrets et incompréhensibles ses voies » (Rm 11,33). Marie qui par la volonté éternelle du Très-Haut, s’est trouvée, peut-on dire, au centre même de ces « voies incompréhensibles » et de ces « décrets insondables » de Dieu, s’y conforme dans l’obscurité de la foi, acceptant pleinement, le cœur ouvert tout ce qui est prévu dans le plan divin.

15. Quand Marie, à l’Annonciation, entend parler du Fils dont elle doit devenir mère et qu’elle « appellera du nom de Jésus » ( = Sauveur), il lui est aussi donné de savoir que « le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père », qu’il « régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin » (Lc 1,32-33). C’est dans cette direction que s’orientait toute l’espérance d’Israël. Le Messie promis doit être « grand », le messager céleste annonce aussi qu’il « sera grand » -grand par le nom de Fils du Très-Haut ou parce qu’il reçoit l’héritage de David. Il doit donc être roi, il doit régner « sur la maison de Jacob ». Marie a grandi au milieu de cette attente de son peuple : pouvait-elle saisir, au moment de l’Annonciation, quelle signification primordiale avaient les paroles de l’ange ? Et comment doit-on comprendre ce « règne » qui « n’aura pas de fin » ?

Même si, à cet instant, elle s’est sentie dans la foi mère du « Messie-roi », elle a cependant répondu : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il m’advienne selon ta parole » (Lc 1,38). Dès ce premier moment, Marie a professé avant tout son « obéissance de la foi », elle s’en remet au sens que donnait aux paroles de l’Annonciation celui dont elles provenaient : Dieu lui-même.

16. Toujours sur cette route de l’« obéissance de la foi », Marie entend peu après d’autres paroles, celles que prononce Syméon au temple de Jérusalem. On était déjà au quarantième jour après la naissance de Jésus, lorsque, suivant la prescription de la Loi de Moïse, Marie et Joseph « emmenèrent l’enfant à Jérusalem pour le présenter au Seigneur » (Lc 2,22). La naissance avait eu lieu dans des conditions de pauvreté extrême. Luc nous apprend en effet que lorsque Marie se rendit à Bethléem avec Joseph à l’occasion du recensement de la population ordonné par les autorités romaines, n’ayant pas trouvé de « place à l’auberge », elle enfanta son Fils dans une étable et « le coucha dans une crèche » (cf. Lc 2,7).

Un homme juste et craignant Dieu, du nom de Syméon, apparaît en ce commencement de « l’itinéraire » de la foi de Marie. Ses paroles, suggérées par l’Esprit Saint (cf Lc 2,25-27), confirment la vérité de l’Annonciation. En effet, nous lisons qu’il « reçut dans ses bras » l’enfant qui- suivant la consigne de l’ange- « fut appelé du nom de Jésus » (cf. Lc 2,21). Le discours de Syméon est accordé au sens de ce nom qui veut dire Sauveur : « Dieu est le salut ». S’adressant au Seigneur, il s’exprime ainsi : « Mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël » (Lc 2,30-32). Au même moment, Syméon s’adresse aussi à Marie en disant : « Vois ! cet enfant doit amener la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël ; il doit être un signe en butte à la contradiction -afin que se révèlent les pensées intimes de bien des cœurs » ; et il ajoute en s’adressant directement à Marie : « Et toi-même, une épée te transpercera l’âme ! » (Lc 2,34-35). Les paroles de Syméon mettent dans une nouvelle lumière l’annonce que Marie a entendue de l’ange : Jésus est le Sauveur, il est « lumière pour éclairer » les hommes. N’est-ce pas cela qui a été manifesté, en quelque sorte, la nuit de Noël, quand les bergers sont venus à l’étable (cf. Lc 2,8-20) ? N’est-ce pas cela qui devait être manifesté davantage encore lorsque vinrent des Mages d’Orient (cf. Mt 2,1-12) ? Cependant, dès le début de sa vie, le Fils de Marie, et sa Mère avec lui, éprouveront aussi en eux-mêmes la vérité des autres paroles de Syméon : « Un signe en butte à la contradiction » (Lc 2,34). Ce que dit Syméon apparaît comme une seconde annonce faite à Marie, car il lui montre la dimension historique concrète dans laquelle son Fils accomplira sa mission : dans l’incompréhension et dans la souffrance. Si, d’une part, une telle annonce confirme sa foi dans l’accomplissement des promesses divines du salut, d’autre part, elle lui révèle aussi qu’elle devra vivre l’obéissance de la foi dans la souffrance aux côtés du Sauveur souffrant, et que sa maternité sera obscure et douloureuse. Et de fait, après la visite des Mages, après leur hommage (« se prosternant, ils lui rendirent hommage »), après l’offrande des présents (cf. Mt 2,11), Marie avec l’enfant dut fuir en Egypte sous la protection attentive de Joseph, parce que « Hérode recherchait l’enfant pour le faire périr » (cf. Mt 2,13). Et ils devront rester en Egypte jusqu’à la mort d’Hérode (cf. Mt 2,15).

17. Après la mort d’Hérode, quand la sainte Famille retourne à Nazareth, commence la longue période de la vie cachée. « Celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur » (Lc 1,45) vit chaque jour le sens de ces paroles. Le Fils qu’elle a appelé du nom de Jésus est quotidiennement auprès d’elle ; donc, à son contact, elle utilise certainement ce nom qui, d’ailleurs, ne pouvait provoquer aucune surprise car il était en usage en Israël depuis longtemps. Toutefois, Marie sait que celui qui porte le nom de Jésus a été appelé par l’ange « Fils du Très-Haut » (cf. Lc 1,32). Marie sait qu’elle l’a conçu et enfanté « sans connaître d’homme », par l’Esprit Saint, avec la puissance du Très-Haut qui l’a prise sous son ombre (cf. Lc 1,35), de même qu’au temps de Moïse et des Pères la nuée voilait la présence de Dieu (cf. Ex 24, 16 ; 40, 34-35 ; 1 R 8, 10-12). Marie sait donc que le Fils qu’elle a enfanté dans sa virginité est précisément ce « Saint », « le Fils de Dieu » dont l’ange lui a parlé.

Pendant les années de la vie cachée de Jésus dans la maison de Nazareth, la vie de Marie, elle aussi, est « cachée avec le Christ en Dieu » (cf Col 3,3) dans la foi. En effet, la foi est un contact avec le mystère de Dieu. Constamment, quotidiennement, Marie est en contact avec le mystère ineffable de Dieu fait homme, mystère qui dépasse tout ce qui a été révélé dans l’Ancienne Alliance. Dès le moment de l’Annonciation, l’esprit de la Vierge-Mère a été introduit dans la « nouveauté » radicale de la révélation que Dieu fait de lui-même, et elle a pris conscience du mystère. Elle est la première de ces « petits » dont Jésus dira un jour : « Père, ... tu as caché cela aux sages et aux intelligents et tu l’as révélé aux tout-petits » (Mt 11,25). En effet, « nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père » (Mt 11,27). Comment Marie peut-elle donc « connaître le Fils » ? Elle ne le connaît certes pas comme le Père ; et pourtant elle est la première de ceux auxquels le Père « a voulu le révéler » (cf. Mt 11,26-27 ; 1 Co 2, 11). Néanmoins si, dès le moment de l’Annonciation, le Fils, lui dont seul le Père connaît la vérité entière, lui a été révélé comme celui que le Père engendre dans l’éternel « aujourd’hui » (cf. Ps 2, 7), Marie, sa Mère, est au contact de la vérité de son Fils seulement dans la foi et par la foi ! Elle est donc bienheureuse parce qu’elle « a cru » et parce qu’elle croit chaque jour, à travers toutes les épreuves et les difficultés de la période de l’enfance de Jésus, puis au cours des années de la vie cachée à Nazareth où il « leur était soumis » (Lc 2,51) : soumis à Marie, et à Joseph également, parce que ce dernier lui tenait lieu de père devant les hommes ; c’est pourquoi le Fils de Marie était considéré par les gens comme « le fils du charpentier » (Mt 13,55).

Ainsi la Mère de ce Fils, gardant la mémoire de ce qui a été dit à l’Annonciation et au cours des événements suivants, porte en elle la « nouveauté » radicale de la foi, le commencement de la Nouvelle Alliance. C’est là le commencement de l’Evangile, c’est-à-dire de la bonne nouvelle, de la joyeuse nouvelle. Il n’est cependant pas difficile d’observer en ce commencement une certaine peine du cœur, rejoignant une sorte de « nuit de la foi » - pour reprendre l’expression de saint Jean de la Croix-, comme un « voile » à travers lequel il faut approcher l’Invisible et vivre dans l’intimité du mystère 36. C’est de cette manière, en effet, que Marie, pendant de nombreuses années, demeura dans l’intimité du mystère de son Fils et avança dans son itinéraire de foi, au fur et à mesure que Jésus « croissait en sagesse ... et en grâce devant Dieu et devant les hommes » (Lc 2,52). La prédilection que Dieu avait pour lui se manifestait toujours plus aux yeux des hommes. La première des créatures humaines admises à la découverte du Christ fut Marie qui vivait avec Joseph dans la même maison à Nazareth.

Toutefois, après que Jésus, agé de douze ans, eut été retrouvé dans le temple, et que, à la question de sa mère : « Pourquoi nous as-tu fait cela ? », il eut répondu : « Ne savez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ? », l’évangéliste ajoute : « Mais eux (Joseph et Marie) ne comprirent pas la parole qu’il venait de leur dire » (Lc 2,48-50). Jésus avait donc conscience de ce que « seul le Père connaît le Fils » (cf. Mt 11,27), à tel point que même celle à qui avait été révélé plus profondément le mystère de sa filiation divine, sa Mère, ne vivait dans l’intimité de ce mystère que par la foi ! Se trouvant aux côtés de son Fils, sous le même toit, et « gardant fidèlement l’union avec son Fils », elle « avançait dans son pèlerinage de foi », comme le souligne le Concile 37. Et il en fut de même au cours de la vie publique du Christ (cf. Mc 3,21-35), de sorte que, de jour en jour, s’accomplissait en elle la bénédiction prononcée par Elisabeth à la Visitation : « Bienheureuse celle qui a cru ».

18. Cette bénédiction atteint la plénitude de son sens lorsque Marie se tient au pied de la Croix de son Fils (cf. Jn 19,25). Le Concile déclare que cela se produisit « non sans un dessein divin » : « Souffrant cruellement avec son Fils unique, associée d’un coeur maternel à son sacrifice, donnant à l’immolation de la victime, née de sa chair, le consentement de son amour », Marie « garda fidèlement l’union avec son Fils jusqu’à la Croix » 38 : l’union par la foi, par la foi même avec laquelle elle avait accueilli la révélation de l’ange au moment de l’Annonciation. Elle s’était alors entendu dire aussi : « Il sera grand... Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin » (Lc 1,32-33).

Et maintenant, debout au pied de la Croix, Marie est témoin, humainement parlant, d’un total démenti de ces paroles. Son Fils agonise sur ce bois comme un condamné. « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur..., méprisé, nous n’en faisions aucun cas », il était comme détruit (cf. Is 53, 3-5). Comme elle est grande, comme elle est alors héroïque l’obéissance de la foi dont Marie fait preuve face aux « décrets insondables » de Dieu ! Comme elle « se livre à Dieu » sans réserve, dans « un complet hommage d’intelligence et de volonté » 39 à celui dont « les voies sont incompréhensibles » (cf. Rm 11,33) ! Et aussi comme est puissante l’action de la grâce dans son âme, comme est pénétrante l’influence de l’Esprit Saint, de sa lumière et de sa puissance !

Par une telle foi, Marie est unie parfaitement au Christ dans son dépouillement. En effet, « le Christ Jésus, ... de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes » : sur le Golgotha justement, « il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! » (cf. Ph 2,5-8). Au pied de la Croix, Marie participe par la foi au mystère bouleversant de ce dépouillement. C’est là, sans doute, la « kénose » de la foi la plus profonde dans l’histoire de l’humanité. Par la foi, la Mère participe à la mort de son Fils, à sa mort rédemptrice ; mais, à la différence de celle des disciples qui s’enfuyaient, sa foi était beaucoup plus éclairée. Par la Croix, Jésus a définitivement confirmé sur le Golgotha qu’il était le « signe en butte à la contradiction » prédit par Syméon. En même temps s’accomplissaient là les paroles qu’il avait adressées à Marie : « Et toi-même, une épée te transpercera l’âme » 40.

19. Oui vraiment, « bienheureuse celle qui a cru » ! Ici, au pied de la Croix, ces paroles qu’Elisabeth avait prononcées après l’Annonciation semblent retentir avec une éloquence suprême et leur force devient profondément pénétrante. Depuis la Croix, pour ainsi dire du cœur même du mystère de la Rédemption, le rayonnement de cette bénédiction de la foi s’étend et sa perspective s’élargit. Elle rejaillit « jusqu’au commencement » et, comme participation au sacrifice du Christ, nouvel Adam, elle devient, en un sens, la contrepartie de la désobéissance et de l’incrédulité comprises dans le péché des premiers parents. C’est ce qu’enseignent les Pères de l’Eglise et, en particulier, saint Irénée cité par la Constitution Lumen gentium : « Le nœud de la désobéissance d’Eve a été dénoué par l’obéissance de Marie, car ce que la vierge Eve avait lié par son incrédulité, la Vierge Marie l’a délié par sa foi » 41. A la lumière de cette comparaison avec Eve , les Pères -comme le rappelle aussi le Concile- donnent à Marie le titre de « Mère des vivants » et ils disent souvent : « Par Eve la mort, par Marie la vie » 42.

C’est donc à juste titre que nous pouvons trouver dans la parole « Bienheureuse celle qui a cru » en quelque sorte une clé qui nous fait accéder à la réalité intime de Marie, de celle que l’ange a saluée comme « pleine de grâce ». Si elle a été éternellement présente dans le mystère du Christ parce que « pleine de grâce », par la foi elle y participa dans toute l’ampleur de son itinéraire terrestre : « elle avanca dans son pèlerinage de foi » et, en même temps, de manière discrète mais directe et efficace, elle rendait présent aux hommes le mystère du Christ. Et elle continue encore à le faire. Par le mystère du Christ, elle est aussi présente parmi les hommes. Ainsi, par le mystère du Fils, s’éclaire également le mystère de la Mère.

3. Voici ta mère

20. L’Evangile de Luc conserve le souvenir du moment où « une femme éleva la voix du milieu de la foule et dit », s’adressant à Jésus : « Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins qui t’ont nourri de leur lait ! » (Lc 11,27). Ces paroles constituent une louange de Marie comme Mère de Jésus selon la chair. La Mère de Jésus n’était peut-être pas connue personnellement de cette femme ; en effet, quand Jésus commença son action messianique, Marie ne l’accompagnait pas et continuait à vivre à Nazareth. On pourrait dire que les paroles de cette femme inconnue l’ont fait sortir, en quelque sorte, de son obscurité.

Par ces paroles, se trouve mis en lumière au milieu de la foule, au moins un instant, l’évangile de l’enfance de Jésus. C’est l’évangile où Marie est présente comme la mère qui conçoit Jésus dans son sein, le met au monde et l’allaite maternellement : la mère et nourrice à laquelle fait allusion cette femme au milieu du peuple. Grâce à cette maternité, Jésus -le Fils du Très-Haut (cf. Lc 1,32)- est un véritable fils de l’homme. Il est « chair » comme tout homme : il est « le Verbe [qui] s’est fait chair » (cf. Jn 1,14). Il est chair et sang de Marie 43.

Mais Jésus répond de manière très significative à la bénédiction prononcée par cette femme à l’égard de sa mère selon la chair : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et l’observent ! » (Lc 11,28). Il veut détourner l’attention de la maternité entendue seulement comme un lien de la chair pour l’orienter vers les liens mystérieux de l’esprit, qui se forment dans l’écoute et l’observance de la Parole de Dieu.

Le même passage à la sphère des valeurs spirituelles se dessine plus clairement encore dans une autre réponse de Jésus, rapportée par tous les Synoptiques. Lorsqu’on annonce à Jésus que « sa mère et ses frères se tiennent dehors et veulent le voir », il répond : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique » (cf. Lc 8,20-21). Il dit cela en « promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui » comme nous le lisons dans Marc (3, 34), ou en « tendant sa main vers ses disciples », selon Matthieu (12, 49).

Ces expressions semblent se placer dans la ligne de ce que Jésus, agé de douze ans, répondit à Marie et à Joseph, lorsqu’il fut retrouvé après trois jours dans le temple de Jérusalem.

A présent, alors que Jésus avait quitté Nazareth pour commencer sa vie publique dans toute la Palestine, il était désormais entièrement et exclusivement « occupé aux affaires de son Père » (cf. Lc 2,49). Il annonçait le Royaume : le « Royaume de Dieu » et les « affaires du Père » qui donnent aussi une dimension nouvelle et un sens nouveau à tout ce qui est humain et, par conséquent, à tout lien humain par rapport aux fins et aux devoirs assignés à chaque homme. Dans cette nouvelle dimension, même un lien comme celui de la « fraternité » prend un sens différent de la « fraternité selon la chair » provenant de la filiation commune par rapport aux mêmes parents. Et même la « maternité », dans le cadre du Règne de Dieu, sous l’angle de la paternité de Dieu lui-même, acquiert un autre sens. Par les paroles que rapporte Luc, Jésus enseigne précisément ce nouveau sens de la maternité.

S’éloigne-t-il par là de celle qui l’a mis au monde selon la chair ? Voudrait-il la maintenir dans l’ombre de la discrétion qu’elle a elle-même choisie ? Si l’on s’en tient au premier sens de ces paroles, il peut sembler en être ainsi, mais on doit observer que la maternité nouvelle et différente dont Jésus parle à ses disciples concerne précisément Marie de manière toute spéciale. Marie n’est-elle pas la première de « ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique » ? Dans ces conditions, la bénédiction prononcée par Jésus en réponse aux paroles de la femme anonyme ne la concerne-t-elle pas avant tout ? Assurément Marie est digne d’être bénie, du fait qu’elle est devenue la Mère de Jésus selon la chair (« Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins qui t’ont nourri de leur lait ! »), mais aussi et surtout parce que dès le moment de l’Annonciation elle a accueilli la Parole de Dieu, parce qu’elle a cru, parce qu’elle a obéi à Dieu, parce qu’elle « conservait » la Parole et « la méditait dans son cœur » (cf. Lc 1,38. 45 ; 2, 19. 51) et l’accomplissait par toute sa vie. Nous pouvons donc affirmer que la bénédiction prononcée par Jésus ne contredit pas, malgré les apparences, celle que formule la femme inconnue, mais elle la rejoint dans la personne de la Mère-Vierge qui ne s’est dite que « la servante du Seigneur » (Lc 1,38). S’il est vrai que « toutes les générations la diront bienheureuse » (cf. Lc 1,48), on peut dire que cette femme anonyme a été la première à confirmer à son insu ce verset prophétique du Magnificat de Marie et à inaugurer le Magnificat des siècles.

Si, par la foi, Marie est devenue la mère du Fils qui lui a été donné par le Père avec la puissance de l’Esprit Saint, gardant l’intégrité de sa virginité, dans la même foi elle a découvert et accueilli l’autre dimension de la maternité, révélée par Jésus au cours de sa mi s sion mes si anique. On peut dire que cette dimension de la maternité appartenait à Marie dès le commencement, c’est-à-dire dès le moment de la conception et de la naissance de son Fils. Dès lors, elle était « celle qui a cru ». Mais à mesure que se clarifiait à ses yeux et en son esprit la mission de son Fils, elle-même, comme Mère, s’ouvrait toujours plus à cette « nouveauté » de la maternité qui devait constituer son « rôle » aux côtés de son Fils. N’avait-elle pas dit dès le commencement : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il m’advienne selon ta parole » (Lc 1,38) ? Dans la foi, Marie continuait à entendre et à méditer cette parole par laquelle la révélation que le Dieu vivant fait de lui-même devenait toujours plus transparente, d’une manière « qui surpasse toute connaissance » (Ep 3,19). Mère, Marie devenait ainsi en un sens le premier « disciple » de son Fils, la première à qui il semblait dire : « Suis-moi ! », avant même d’adresser cet appel aux Apôtres ou à quiconque (cf. Jn 1,43).

21. De ce point de vue, le texte de l’Evangile de Jean qui nous présente Marie aux noces de Cana est particulièrement éloquent. Marie y paraît comme la Mère de Jésus au commencement de sa vie publique : « Il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples » (Jn 2,1-2). On pourrait déduire du texte que Jésus et ses disciples furent invités avec Marie, en quelque sorte à cause de la présence de cette dernière à la fête : le Fils semble invité à cause de la Mère. On sait la suite des événements découlant de cette invitation, le « commencement des signes » accomplis par Jésus -l’eau changée en vin-, ce qui fait dire à l’évangéliste : Jésus « manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » (Jn 2,11).

Marie est présente à Cana de Galilée en tant que Mère de Jésus et il est significatif qu’elle contribue au « commencement des signes » qui révèlent la puissance messianique de son Fils : « Or il n’y avait plus de vin. La Mère de Jésus lui dit : "Ils n’ont pas de vin". Jésus lui dit : "Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore arrivée" » (Jn 2,3-4). Dans l’Evangile de Jean, cette « heure » signifie le moment fixé par le Père où le Fils accomplit son œuvre et doit être glorifié (cf. Jn 7,30 ; 8, 20 ; 12, 23. 27 ; 13, 1 ; 17, 1 ; 19, 27). Même si la réponse de Jésus à sa Mère paraît s’entendre comme un refus (surtout si l’on considère, plus que la question, l’affirmation tranchante : « Mon heure n’est pas encore arrivée »), Marie ne s’en adresse pas moins aux servants et leur dit : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le » (Jn 2,5). Jésus ordonne alors aux servants de remplir d’eau les jarres, et l’eau devient du vin meilleur que celui qui avait été d’abord servi aux hôtes du banquet nuptial.

Quelle entente profonde entre Jésus et sa mère ! Comment pénétrer le mystère de leur union spirituelle intime ? Mais le fait est éloquent. Il est certain que dans cet événement se dessine déjà assez clairement la nouvelle dimension, le sens nouveau de la maternité de Marie. Elle a un sens qui n’est pas exclusivement compris dans les paroles de Jésus et les divers épisodes rapportés par les Synoptiques (Lc 11,27-28 et Lc 8,19-21 ; Mt 12,46-50 ; Mc 3,31-35). Dans ces textes, Jésus entend surtout opposer la maternité relevant du seul fait de la naissance à ce que cette « maternité » (comme la « fraternité ») doit être dans le cadre du Royaume de Dieu, sous le rayonnement salvifique de la paternité de Dieu. Dans le texte johannique, au contraire, par la description de l’événement de Cana, se dessine ce qui se manifeste concrètement comme la maternité nouvelle selon l’esprit et non selon la chair, c’est-à-dire la sollicitude de Marie pour les hommes, le fait qu’elle va au-devant de toute la gamme de leurs besoins et de leurs nécessités.

A Cana de Galilée, seul un aspect concret de la pauvreté humaine est montré, apparemment minime et de peu d’importance (« Ils n’ont pas de vin ») . Mais cela a une valeur symbolique : aller au-devant des besoins de l’homme veut dire, en même temps, les introduire dans le rayonnement de la mission messianique et de la puissance salvifique du Christ. Il y a donc une médiation : Marie se situe entre son Fils et les hommes dans la réalité de leurs privations, de leur pauvreté et de leurs souffrances. Elle se place « au milieu », c’est-à-dire qu’elle agit en médiatrice non pas de l’extérieur, mais à sa place de mère, consciente, comme telle, de pouvoir montrer au Fils les besoins des hommes -ou plutôt d’en « avoir le droit ». Sa médiation a donc un caractère d’intercession : Marie « intercède » pour les hommes. Non seulement cela : en tant que Mère, elle désire aussi que se manifeste la puissance messianique de son Fils, c’est-à-dire sa puissance salvifique destinée à secourir le malheur des hommes, à libérer l’homme du mal qui pèse sur sa vie sous différentes formes et dans des mesures diverses. C’est cela précisément qu’avait prédit le prophète Isaïe au sujet du Messie dans le texte célèbre auquel Jésus s’est référé devant ses concitoyens de Nazareth : « Pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, ... annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue ... » (cf. Lc 4,18).

Un autre élément essentiel de ce rôle maternel de Marie se trouve dans ce qu’elle dit aux serviteurs : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le ». La Mère du Christ se présente devant les hommes comme porte-parole de la volonté du Fils, celle qui montre quelles exigences doivent être satisfaites afin que puisse se manifester la puissance salvifique du Messie. A Cana, grâce à l’intercession de Marie et à l’obéissance des serviteurs, Jésus inaugure « son heure ». A Cana, Marie apparaît comme quelqu’un qui croit en Jésus : sa foi en provoque le premier « signe » et contribue à susciter la foi des disciples.

22. Nous pouvons dire ainsi que dans cette page de l’Evangile de Jean nous trouvons comme une première manifestation de la vérité sur la sollicitude maternelle de Marie. Cette vérité a été exprimée également dans l’enseignement du récent Concile, et il est important de remarquer que le rôle maternel de Marie est illustré dans son rapport avec la médiation du Christ. Nous lisons en effet : « Le rôle maternel de Marie à l’égard des hommes n’offusque et ne diminue en rien cette unique médiation du Christ : il en manifeste au contraire la vertu », parce qu’« il n’y a qu’un Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même » (1 Tm 2, 5). La médiation maternelle de Marie découle, suivant le bon vouloir de Dieu, « de la surabondance des mérites du Christ ; elle s’appuie sur sa médiation, dont elle dépend en tout et d’où elle tire toute sa vertu » 44. C’est précisément dans ce sens que l’événement de Cana en Galilée nous présente comme une première annonce de la médiation de Marie, tout orientée vers le Christ et tendue vers la révélation de sa puissance salvifique.

Du texte johannique il ressort qu’il s’agit d’une médiation maternelle. Comme l’affirme le Concile, Marie « est devenue pour nous, dans l’ordre de la grâce, notre Mère ». Cette maternité dans l’ordre de la grâce découle de sa maternité divine elle-même, car, étant en vertu d’une disposition divine la mère du Rédempteur, celle qui l’a nourri, elle a été « associée généreusement à son œuvre à un titre absolument unique, humble servante du Seigneur » qui « apporta à l’œuvre du Sauveur une coopération sans pareille par son obéissance, sa foi, son espérance, son ardente charité, pour que soit rendue aux âmes la vie surnaturelle » 45. Et « cette maternité de Marie dans l’économie de la grâce se continue sans interruption jusqu’à la consommation définitive de tous les élus » 46.

23. Si le passage de l’Evangile de Jean sur l’événement de Cana présente la maternité prévenante de Marie au commencement de l’activité messianique du Christ, un autre passage du même Evangile confirme la place de cette maternité dans l’économie salvifique de la grâce à son moment suprême, c’est-à-dire quand s’accomplit le sacrifice de la Croix du Christ, son mystère pascal. Le récit de Jean est concis : « Près de la Croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie de Magdala. Jésus donc, voyant sa mère et, se tenant près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils ». Puis il dit au disciple : « Voici ta mère ». Dès cette heure-là, le disciple l’accueillit chez lui » (Jn 19,25-27).

On reconnaît assurément dans cet épisode une expression de la sollicitude unique du Fils pour la Mère qu’il laissait dans une très grande douleur. Cependant le « testament de la Croix » du Christ en dit plus sur le sens de cette sollicitude. Jésus faisait ressortir entre la Mère et le Fils un nouveau lien dont il confirme solennellement toute la vérité et toute la réalité. On peut dire que, si la maternité de Marie envers les hommes avait déjà été antérieurement annoncée, elle est maintenant clairement précisée et établie : elle résulte de l’accomplissement plénier du mystère pascal du Rédempteur. La Mère du Christ, se trouvant directement dans le rayonnement de ce mystère où sont impliqués les hommes -tous et chacun-, est donnée aux hommes -à tous et à chacun- comme mère. L’homme présent au pied de la Croix est Jean, « le disciple qu’il aimait » 47. Et pourtant, il ne s’agit pas que de lui seul. Selon la Tradition, le Concile n’hésite pas à appeler Marie « Mère du Christ et Mère des hommes » : en effet, elle est, « comme descendante d’Adam, réunie à l’ensemble de l’humanité..., bien mieux, elle est vraiment "Mère des membres [du Christ]... ayant coopéré par sa charité à la naissance dans l’Eglise des fidèles" » 48.

Cette « nouvelle maternité de Marie », établie dans la foi, est un fruit de l’amour « nouveau » qui s’approfondit en elle définitivement au pied de la Croix, par sa participation à l’amour rédempteur du Fils.

24. Nous nous trouvons ainsi au centre même de l’accomplissement de la promesse incluse dans le protévangile : « Le lignage de la femme écrasera la tête du serpent » (cf. Gn 3, 15). De fait, par sa mort rédemptrice, Jésus Christ vainc à sa racine même le mal du péché et de la mort. Il est significatif que, s’adressant à sa Mère du haut de la Croix, il l’appelle « femme » et lui dit : « Femme, voici ton fils ». D’ailleurs, il avait aussi employé le même mot pour s’adresser à elle à Cana (cf. Jn 2,4). Comment douter qu’ici spécialement, sur le Golgotha, cette parole n’atteigne la profondeur du mystère de Marie, en faisant ressortir la place unique qu’elle a dans toute l’économie du salut ? Comme l’enseigne le Concile, avec Marie, « la fille de Sion par excellence, après la longue attente de la promesse, s’accomplissent les temps et s’instaure l’économie nouvelle, lorsque le Fils de Dieu prit d’elle la nature humaine pour libérer l’homme du péché par les mystères de sa chair » 49.

Les paroles que Jésus prononce du haut de la Croix signifient que la maternité de sa Mère trouve un « nouveau » prolongement dans l’Eglise et par l’Eglise symbolisée et représentée par Jean. Ainsi celle qui, « pleine de grâce », a été introduite dans le mystère du Christ pour être sa Mère, c’est-à-dire la Sainte Mère de Dieu, demeure dans ce mystère par l’Eglise comme « la femme » que désignent le livre de la Genèse (3, 15) au commencement, et l’Apocalypse (12, 1) à la fin de l’histoire du salut. Selon le dessein éternel de la Providence, la maternité divine de Marie doit s’étendre à l’Eglise, comme le montrent les affirmations de la Tradition, pour lesquelles la maternité de Marie à l’égard de l’Eglise est le reflet et le prolongement de sa maternité à l’égard du Fils de Dieu 50.

Selon le Concile, le moment même de la naissance de l’Eglise et de sa pleine manifestation au monde laisse entrevoir cette continuité de la maternité de Marie : « Comme il a plu à Dieu de ne manifester ouvertement le mystère du salut des hommes qu’à l’heure où il répandrait l’Esprit promis par le Christ, on voit les Apôtres, avant le jour de la Pentecôte, "persévérant d’une même cœur dans la prière avec quelques femmes dont Marie, Mère de Jésus, et avec ses frères" (Ac 1,14) ; et l’on voit Marie appelant elle aussi de ses prières le don de l’Esprit qui, à l’Annonciation, l’avait déjà elle-même prise sous son ombre » 51.

Il y a donc, dans l’économie de la grâce, réalisée sous l’action de l’Esprit Saint, une correspondance unique entre le moment de l’Incarnation du Verbe et celui de la naissance de l’Eglise. La personne qui fait l’unité entre ces deux moments est Marie : Marie à Nazareth et Marie au Cénacle de Jérusalem. Dans les deux cas, sa présence discrète, mais essentielle, montre la voie de la « naissance par l’Esprit ». Ainsi celle qui est présente dans le mystère du Christ comme Mère est rendue présente -par la volonté du Fils et par l’Esprit Saint- dans le mystère de l’Eglise. Et dans l’Eglise encore, elle continue à être une présence maternelle, comme le montrent les paroles prononcées sur la Croix : « Femme, voici ton fils » ; « Voici ta mère ».


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