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 - 24 avril 2024 - Sainte Marie-Euphrasie Pelletier

 

Sollicitudo rei socialis

Chapitre 2 : Nouveauté de l’encyclique "Populorum Progressio"

5. Dès sa publication, le document du Pape Paul VI a retenu l’attention de l’opinion publique par sa nouveauté. Il a permis de vérifier concrètement et avec une grande clarté les caractéristiques déjà mentionnées de la continuité et du renouvellement, à l’intérieur de la doctrine sociale de l’Eglise. C’est pourquoi le propos de redécouvrir de nombreux aspects de cet enseignement, à travers une relecture attentive de l’encyclique, sera le fil conducteur des réflexions présentes.

Mais d’abord je désire m’arrêter sur la date de publication : l’année 1967. Le fait même que le Pape Paul VI ait pris la décision de publier une encyclique sociale cette année-là est une invitation à considérer le document en rapport avec le Concile œcuménique Vatican II, qui s’était achevé le 8 décembre 1965.

6. Nous devons voir dans cette circonstance plus qu’une simple proximité chronologique. L’encyclique Populorum progressio se présente, d’une certaine manière, comme un document d’application des enseignements du Concile. Et cela, moins parce qu’elle fait de continuelles références aux textes conciliaires8 que parce qu’elle résulte de la préoccupation de l’Eglise qui a inspiré tout le travail conciliaire - en particulier la constitution pastorale Gaudium et spes - dans la coordination et le développement de nombreux thèmes de son enseignement social.

Il est donc permis de dire que l’encyclique Populorum progressio est comme la réponse à l’appel que formulait le Concile au début de la constitution Gaudium et spes : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur »9. Ces paroles expriment le motif fondamental qui inspira le grand document conciliaire, lequel part de la constatation de l’état de misère et de sous-développement dans lequel vivent des millions et des millions d’êtres humains.

Cette misère et ce sous-développement, ce sont, sous d’autres noms, « les tristesses et les angoisses » d’aujourd’hui, « des pauvres sur tout » : face à cet immense spectacle de douleur et de souffrance, le Concile veut ouvrir des horizons de joie et d’espérance. C’est le même objectif que vise l’encyclique de Paul VI, pleinement fidèle à l’inspiration conciliaire.

7. C’est jusque dans l’ordonnance de ses thèmes que l’encyclique, se situant dans la grande tradition de la doctrine sociale de l’Eglise, reprend directement la présentation nouvelle ainsi que l’ample synthèse que le Concile a élaborées, principalement dans la constitution Gaudium et spes.

En ce qui concerne la substance et les thèmes repris par l’encyclique, il faut souligner : la conscience du devoir qu’a l’Eglise, « experte en humanité », de « scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Evangile »10 ; la conscience, également profonde, de sa mission de « service », distincte de la fonction de l’Etat, même quand elle se préoccupe du sort des personnes dans le concret11 ; le rappel des différences criantes dans les situations de ces mêmes personnes12 ; la confirmation de l’enseignement conciliaire, écho fidèle de la tradition séculaire de l’Eglise, sur la « destination universelle des biens »13 ; l’estime pour la culture et la civilisation technique qui contribuent à la libération de l’homme14, sans négliger de reconnaître leurs limites15 ; enfin, sur le thème du développement, qui est celui de l’encyclique, l’insistance sur le « devoir très grave » qui incombe aux nations plus développées d’« aider les pays en voie de développement »16. Le concept même de développement proposé par l’encyclique vient directement de la façon dont la constitution pastorale pose le problème17.

Ces références explicites à la constitution pastorale et d’autres encore amènent à conclure que l’encyclique se présente comme une application de l’enseignement conciliaire en matière sociale à l’égard du problème du développement et du sous-développement des peuples.

8. La brève analyse ainsi faite nous aide à mieux apprécier la nouveauté de l’encyclique, qui peut se ramener à trois éléments.

Le premier tient au fait même qu’il s’agit d’un document, émanant de la plus haute autorité de l’Eglise catholique et destiné à la fois à l’Eglise elle-même et « à tous les hommes de bonne volonté »18, sur un sujet qui, à première vue, est seulement économique et social : le développement des peuples. Le mot « développement » est ici emprunté au vocabulaire des sciences sociales et économiques. Sous cet aspect, l’encyclique Populorum progressio se situe d’emblée dans le sillage de l’encyclique Rerum novarum, qui traite de la « condition des ouvriers »19. Considérés superficiellement, ces deux thèmes pourraient paraître étrangers aux centres d’intérêt légitimes de l’Eglise envisagée comme institution religieuse, celui du « développement » plus encore que celui de la « condition ouvrière ».

En continuité avec l’encyclique de Léon XIII, il faut reconnaître au document de Paul VI le mérite d’avoir souligné le caractère éthique et culturel de la problématique relative au développement et, de même, la légitimité et la nécessité de l’intervention de l’Eglise dans ce domaine.

En cela, la doctrine sociale chrétienne a manifesté encore une fois son caractère d’application de la Parole de Dieu à la vie des hommes et de la société comme aussi aux réalités terrestres qui s’y rattachent, en offrant des « principes de réflexion », des « critères de jugement » et des « directives d’action »20. Or, dans le document de Paul VI on retrouve ces trois éléments dans une orientation surtout pratique, c’est-à-dire ordonnée à la conduite morale.

Il s’ensuit que, lorsque l’Eglise s’occupe du « développement des peuples », elle ne peut être accusée d’outrepasser son propre domaine de compétence et encore moins le mandat reçu du Seigneur.

9. Le deuxième élément marquant la nouveauté de Populorum progressio consiste en ce qu’elle ouvre un vaste horizon à ce qu’on appelle communément la « question sociale ».

Il est vrai que l’encyclique Mater et Magistra du Pape Jean XXIII était déjà entrée dans cette largeur de vue21 et que le Concile en avait répercuté l’écho dans la constitution Gaudium et spes22. Néanmoins, le magistère social de l’Eglise n’était pas encore arrivé à affirmer en toute clarté que la question sociale avait acquis une dimension mondiale23, et il n’avait pas fait de cette affirmation et de l’analyse qui l’accompagnait une « directive d’action », comme le fait le Pape Paul VI dans son encyclique.

Une prise de position aussi explicite présente une grande richesse de contenu, qu ’il convient d’indiquer.

Avant tout, il faut écarter une équivoque possible. Reconnaître que la question sociale a acquis une dimension mondiale ne signifie pas pour autant qu’elle ait perdu de son impact ou de son importance à l’échelon national et local. Cela veut dire, au contraire, que les problèmes dans les entreprises ou dans le mouvement ouvrier et syndical d’un pays donné ou d’une région déterminée ne doivent pas être considérés comme des phénomènes isolés sans liens entre eux, mais qu’ils dépendent de plus en plus de facteurs dont l’influence s’étend au-delà des limites régionales ou des frontières nationales.

Malheureusement, sous l’angle économique, les pays en voie de développement dépassent largement en nombre les pays développés : les foules humaines privées des biens et des services apportés par le développement sont beaucoup plus nombreuses que celles qui en disposent.

Nous sommes donc en présence d’un grave problème d’inégalité dans la répartition des moyens de subsistance, destinés à l’origine à tous les hommes ; il en va de même pour les avantages qui en dérivent. Et cela se produit sans que les peuples défavorisés en soient responsables, encore moins par une sorte de fatalité liée aux conditions naturelles ou à l’ensemble des circonstances.

En déclarant que la question sociale a acquis une dimension mondiale, l’encyclique de Paul VI se propose avant tout de signaler un fait d’ordre moral, qui a son fondement dans l’analyse objective de la réalité. Selon les paroles mêmes de l’encyclique, « chacun doit prendre conscience » de ce fait24, précisément parce que cela touche directement la conscience, qui est la source des décisions morales.

Dans ce cadre, la nouveauté de l’encyclique ne consiste pas tant dans l’affirmation, de caractère historique, de l’universalité de la question sociale que dans l’appréciation morale de cette réalité. Ainsi, les responsables des affaires publiques, les citoyens des pays riches, chacun à titre personnel, surtout s’ils sont chrétiens, ont l’obligation morale - à leur niveau respectif de responsabilité - de tenir compte, dans leurs décisions personnelles et gouvernementales, de ce rapport d’universalité, de cette interdépendance existant entre leur comportement et la misère et le sous-développement de tant de millions d’hommes. Avec une grande précision, l’encyclique de Paul VI traduit l’obligation morale en « devoir de solidarité »25, et cette affirmation, bien que beaucoup de situations dans le monde aient changé, a aujourd’hui la même force et la même valeur que quand elle a été écrite.

D’autre part, sans sortir du cadre de cette vision morale, la nouveauté de l’encyclique consiste encore dans la façon de présenter le problème de fond, à savoir que le concept même de développement change considérablement quand on le situe dans une perspective d’interdépendance mondiale. Le vrai développement ne peut pas consister dans l’accumulation pure et simple de la richesse et dans la multiplication des biens et des services disponibles, si cela se fait au prix du sous-développement des masses et sans la considération due aux dimensions sociales, culturelles et spirituelles de l’être humain26.

10. Sous un troisième aspect, l’encyclique apporte un élément de nouveauté considérable à la doctrine sociale de l’Eglise dans son ensemble et à la conception même du developpement. Cette nouveauté se reconnaît à une phrase, qu’on lit au paragraphe concluant le document et qui peut être considérée comme la formule le résumant, outre qu’elle lui confère son caractère historique. « Le développement est le nouveau nom de la paix »27.

En réalité, si la question sociale a acquis une dimension mondiale, c’est parce que l’exigence de justice ne peut être satisfaite qu’à cette échelle. Ignorer une telle exigence, ce serait courir le risque de faire naître la tentation d’une réponse violente de la part des victimes de l’injustice, comme cela se produit à l’origine de bien des guerres. Les populations exclues d’un partage équitable des biens originairement destinés à tout le monde pourraient se demander : pourquoi ne pas répondre par la violence à ceux qui sont les premiers à nous faire violence ? Et si l’on examine la situation à la lumière de la division du monde en blocs idéologiques - qui existait déjà en 1967 - avec les répercussions et les sujétions économiques et politiques qui en résultent, le danger s’avère encore plus grand.

A cette première considération sur le contenu impressionnant de la formule de l’encyclique s’en ajoute une autre, à laquelle le document fait allusion28 : comment justifier le fait que d’immenses sommes d’argent qui pourraient et devraient être destinées à accroître le développement des peuples, sont au contraire utilisées pour enrichir des individus ou des groupes, ou bien consacrées à l’augmentation des arsenaux, dans les pays développés comme dans ceux qui sont en voie de développement, inversant les véritables priorités ? Et cela s’aggrave encore si l’on tient compte des difficultés qui entravent souvent le transfert direct des capitaux destinés à venir en aide aux pays qui sont dans le besoin. Si « le développement est le nouveau nom de la paix », la guerre et les préparatifs militaires sont les plus grands ennemis du développement intégral des peuples.

Ainsi, à la lumière de l’expression du Pape Paul VI, nous sommes invités à revoir le concept de développement, qui ne coïncide certes pas avec celui qui se limite à la satisfaction des nécessités matérielles par l’augmentation des biens, sans égard pour les souffrances du plus grand nombre, en se laissant conduire principalement par l’égoïsme des personnes et des nations. La Lettre de saint Jacques nous le rappelle avec pertinence : n’est-ce pas de là que « viennent les guerres et les batailles . .? N’est-ce pas précisément de vos passions, qui combattent dans vos membres ? Vous êtes pleins de convoitises et ne possédez pas » (Jc 4,1-2).

Au contraire, dans un monde différent, dominé par le souci du bien commun de toute l’humanité, c’est-à-dire par la préoccupation du « développement spirituel et humain de tous », et non par la recherche du profit individuel, la paix serait possible comme fruit d’une « justice plus parfaite entre les hommes »29.

Cette nouveauté de l’encyclique a aussi une valeur permanente et actuelle, quand on pense à la mentalité d’aujourd’hui, tellement sensible au lien étroit qui existe entre le respect de la justice et l’instauration d’une paix véritable.


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