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 - 28 mars 2024 - Saint Gontran

 

Sollicitudo rei socialis

Chapitre 5 : Une lecture théologique des problemes modernes

35. Eclairés par ce caractère moral, essentiel au développement, il nous faut considérer dans la même optique les obstacles qui l’entravent. Si donc, pendant les années écoulées depuis la publication de l’encyclique de Paul VI, le développement n’a pas été réalisé - ou l’a été dans une faible mesure, irrégulièrement, sinon même de manière contradictoire -, les causes ne peuvent en être seulement de nature économique. Comme il a déjà été dit, des mobiles politiques interviennent aussi. En effet, les décisions qui accélèrent ou freinent « le développement des peuples » ne sont autres que des facteurs de caractère politique. Pour surmonter les mécanismes pervers rappelés plus haut, et pour les remplacer par des mécanismes nouveaux, plus justes et plus conformes au bien commun de l’humanité, une volonté politique efficace est nécessaire. Malheureusement, après avoir analysé la situation, il faut conclure qu’elle a été insuffisante.

Dans un document pastoral, comme celui-ci, une analyse portant exclusivement sur les causes économiques et politiques du sous-développement (et aussi, toutes proportions gardées, de ce qu’on pourrait appeler le surdéveloppement) serait incomplète. Il est donc nécessaire de discerner les causes d’ordre moral qui, du point de vue du comportement des hommes considérés comme des personnes responsables, interviennent pour freiner le cours du développement et en empêcher la pleine réalisation.

De même, lorsqu’on dispose des moyens scientifiques et techniques qui doivent permettre d’acheminer enfin les peuples vers un vrai développement grâce aux décisions concrètes indispensables d’ordre politique, on ne surmontera les obstacles principaux qu’en vertu de prises de position essentiellement morales, lesquelles, pour les croyants, spécialement pour les chrétiens, seront inspirées par les principes de la foi, avec l’aide de la grâce divine.

36. Par conséquent, il faut souligner qu’un monde divisé en blocs régis par des idéologies rigides, où dominent diverses formes d’impérialisme au lieu de l’interdépendance et de la solidarité, ne peut être qu’un monde soumis à des « structures de péché ». La somme des facteurs négatifs qui agissent à l’opposé d’une vraie conscience du bien commun universel et du devoir de le promouvoir, donne l’impression de créer, chez les personnes et dans les institutions, un obstacle très difficile à surmonter à première vue64.

Si la situation actuelle relève de difficultés de nature diverse, il n’est pas hors de propos de parler de « structures de péché », lesquelles, comme je l’ai montré dans l’exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia, ont pour origine le péché personnel et, par conséquent, sont toujours reliées à des actes concrets des personnes, qui les font naître, les consolident et les rendent difficiles à abolir65. Ainsi elles se renforcent, se répandent et deviennent sources d’autres péchés, et elles conditionnent la conduite des hommes.

« Péché » et « structures de péché » sont des catégories que l’on n’applique pas souvent à la situation du monde contemporain. Cependant, on n’arrive pas facilement à comprendre en profondeur la réalité telle qu’elle apparaît à nos yeux sans désigner la racine des maux qui nous affectent.

Il est vrai que l’on peut parler d’« égoïsme » et de « courte vue » ; on peut penser à des « calculs politiques erronés », à des « décisions économiques imprudentes ». Et dans chacun de ces jugements de valeur on relève un élément de caractère éthique ou moral. La condition de l’homme est telle qu’elle rend difficile une analyse plus profonde des actions et des omissions des personnes sans inclure, d’une manière ou de l’autre, des jugements ou des références d’ordre éthique.

De soi, ce jugement est positif, surtout si sa cohérence va jusqu’au bout et s’il s’appuie sur la foi en un Dieu et sur sa loi qui commande le bien et interdit le mal.

En cela consiste la différence entre le type d’analyse socio-politique et la référence formelle au « péché » et aux « structures de péché ». Selon cette dernière conception, la volonté de Dieu trois fois Saint est prise en considération, avec son projet pour les hommes, avec sa justice et sa miséricorde. Le Dieu riche en miséricorde, rédempteur de l’homme, Seigneur et auteur de la vie, exige de la part de l’homme des attitudes précises qui s’expriment aussi dans des actions ou des omissions à l’égard du prochain. Et cela est en rapport avec la « seconde table » des dix commandements (cf. Ex 20, 12-17 ; Dt 5, 16-21) : par l’inobservance de ceux-ci on offense Dieu et on porte tort au prochain en introduisant dans le monde des conditionnements et des obstacles qui vont bien au-delà des actions d’un individu et de la brève période de sa vie. On interfère ainsi également dans le processus du développement des peuples dont le retard ou la lenteur doivent aussi être compris dans cet éclairage.

37. A cette analyse générale d’ordre religieux, on peut ajouter certaines considérations particulières pour observer que parmi les actes ou les attitudes contraires à la volonté de Dieu et au bien du prochain et les « structures » qu’ils induisent, deux éléments paraissent aujourd’hui les plus caractéristiques : d’une part le désir exclusif du profit et, d’autre part, la soif du pouvoir dans le but d’imposer aux autres sa volonté. Pour mieux définir chacune des attitudes on peut leur accoler l’expression « à tout prix ». En d’autres termes, nous nous trouvons face à l’absolutisation des attitudes humaines avec toutes les conséquences qui en découlent.

Même si en soi les deux attitudes sont séparables, l’une pouvant exister sans l’autre, dans le panorama qui se présente à nos yeux, toutes deux se retrouvent indissolublement liées, que ce soit l’une ou l’autre qui prédomine.

Evidemment les individus ne sont pas seuls à être victimes de cette double attitude de péché ; les nations et les blocs peuvent l’être aussi. Cela favorise encore plus l’introduction des « structures de péché » dont j’ai parlé. Si l’on considérait certaines formes modernes d’« impérialisme » à la lumière de ces critères moraux, on découvrirait que derrière certaines décisions, inspirées seulement, en apparence, par des motifs économiques ou politiques, se cachent de véritables formes d’idolâtrie de l’argent, de l’idéologie, de la classe, de la technologie.

J’ai voulu introduire ici ce type d’analyse surtout pour montrer quelle est la véritable nature du mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples : il s’agit d’un mal moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des « structures de péché ». Diagnostiquer ainsi le mal amène à définir avec exactitude, sur le plan de la conduite humaine, le chemin à suivre pour le surmonter.

38. C’est un chemin long et complexe et, de plus, rendu constamment précaire soit par la fragilité intrinsèque des desseins et des réalisations humaines, soit par les mutations des conditions externes extrêmement imprévisibles. Il faut cependant avoir le courage de se mettre en route et, lorsqu’on a fait quelques pas ou parcouru une partie du trajet, aller jusqu’au bout.

Dans le contexte de ces réflexions, la décision de se mettre en route et de continuer à marcher prend, avant tout, une portée morale que les hommes et les femmes croyants reconnaissent comme requise par la volonté de Dieu, fondement unique et vrai d’une éthique qui s’impose absolument.

Il est souhaitable aussi que les hommes et les femmes privés d’une foi explicite soient convaincus que les obstacles opposés au développement intégral ne sont pas seulement d’ordre économique, mais qu’ils dépendent d’attitudes plus profondes s’exprimant, pour l’être humain, en valeurs de nature absolue. C’est pourquoi il faut espérer que ceux qui sont responsables envers leurs semblables, d’une manière ou d’une autre, d’une « vie plus humaine », inspirés ou non par une foi religieuse, se rendent pleinement compte de l’urgente nécessité d’un changement des attitudes spirituelles qui caractérisent les rapports de tout homme avec lui-même, avec son prochain, avec les communautés humaines même les plus éloignées et avec la nature ; cela en vertu de valeurs supérieures comme le bien commun ou, pour reprendre l’heureuse expression de l’encyclique Populorum progressio, « le développement intégral de tout l’homme et de tous les hommes »66.

Pour les chrétiens, comme pour tous ceux qui reconnaissent le sens théologique précis du mot « péché », le changement de conduite, de mentalité ou de manière d’être s’appelle « conversion », selon le langage biblique (cf. Mc 1,15 ; Lc 13,3. 5 ; Is 30, 15). Cette conversion désigne précisément une relation à Dieu, à la faute commise, à ses conséquences et donc au prochain, individu ou communauté. Dieu, qui « tient dans ses mains le cœur des puissants »67 et le cœur de tous les hommes, peut, suivant sa propre promesse, transformer par son Esprit les « cœurs de pierre » en « cœurs de chair » (cf. Ez 36, 26).

Sur le chemin de la conversion désirée, conduisant à surmonter les obstacles moraux au développement, on peut déjà signaler, comme valeur positive et morale, la conscience croissante de l’interdépendance entre les hommes et les nations. Le fait que des hommes et des femmes, en diverses parties du monde, ressentent comme les concernant personnellement les injustices et les violations des droits de l’homme commises dans des pays lointains où ils n’iront sans doute jamais, c’est un autre signe d’une réalité intériorisée dans la conscience, prenant ainsi une connotation morale.

Il s’agit, avant tout, du fait de l’interdépendance, ressentie comme un système nécessaire de relations dans le monde contemporain, avec ses composantes économiques, culturelles, politiques et religieuses, et élevé au rang de catégorie morale. Quand l’interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme attitude morale et sociale et comme « vertu », est la solidarité. Celle-ci n’est donc pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lontaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir dont on a parlé. Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec l’aide de la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit (cf. Mt 10,40-42 ; 20, 25 ; Mc 10,42-45 ; Lc 22,25-27).

39. La pratique de la solidarité à l’intérieur de toute société est pleinement valable lorsque ses membres se reconnaissent les uns les autres comme des personnes. Ceux qui ont plus de poids, disposant d’une part plus grande de biens et de services communs, devraient se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager avec eux ce qu’ils possèdent. De leur côté, les plus faibles, dans la même ligne de la solidarité, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social, mais, tout en défendant leurs droits légitimes, faire ce qui leur revient pour le bien de tous. Les groupes intermédiaires, à leur tour, ne devraient pas insister avec égoïsme sur leurs intérêts particuliers, mais respecter les intérêts des autres.

Dans le monde contemporain, on trouve comme signes positifs le sens croissant de la solidarité des pauvres entre eux, leurs actions de soutien mutuel, les manifestations publiques sur le terrain social sans recourir à la violence, mais en faisant valoir leurs besoins et leurs droits face à l’inefficacité et à la corruption des pouvoirs publics. En vertu de son engagement évangélique, l’Eglise se sent appelée à être aux côtés des foules pauvres, à discerner la justice de leurs revendications, à contribuer à les satisfaire, sans perdre de vue le bien des groupes dans le cadre du bien commun.

Par analogie, le même critère s’applique dans les relations internationales. L’interdépendance doit se transformer en solidarité, fondée sur le principe que les biens de la création sont destinés à tous ce que l’industrie humaine produit par la transformation des matières premières, avec l’apport du travail, doit servir également au bien de tous.

Dépassant les impérialismes de tout genre et la volonté de préserver leur hégémonie, les nations les plus puissantes et les plus riches doivent avoir conscience de leur responsabilité morale à l’égard des autres, afin que s’instaure un véritable système international régi par le principe de l’égalité de tous les peuples et par le respect indispensable de leurs légitimes différences. Les pays économiquement les plus faibles, ou restant aux limites de la survie, doivent être mis en mesure, avec l’assistance des autres peuples et de la communauté internationale, de donner, eux aussi, une contribution au bien commun grâce aux trésors de leur humanité et de leur culture, qui autrement seraient perdus à jamais.

La solidarité nous aide à voir l’« autre » - personne, peuple ou nation - non comme un instrument quelconque dont on exploite à peu de frais la capacité de travail et la résistance physique pour l’abandonner quand il ne sert plus, mais comme notre « semblable », une « aide » (cf. Gn 2, 18. 20), que l’on doit faire participer, à parité avec nous, au banquet de la vie auquel tous les hommes sont également invités par Dieu. D’où l’importance de réveiller la conscience religieuse des hommes et des peuples.

Ainsi l’exploitation, l’oppression, l’anéantissement des autres sont exclus. Ces faits, dans la division actuelle du monde en blocs opposés, se rejoignent dans le danger de la guerre et dans le souci excessif de la sécurité, aux dépens bien souvent de l’autonomie, de la liberté de décision, même de l’intégrité territoriale des nations les plus faibles qui entrent dans les soi-disant « zones d’influence » ou dans les « périmètres de sécurité ».

Les « structures de péché » et les péchés qu’elles entraînent s’opposent d’une manière tout aussi radicale à la paix et au développement, parce que le développement, suivant la célèbre expression de l’encyclique de Paul VI est « le nouveau nom de la paix »68.

Ainsi la solidarité que nous proposons est le chemin de la paix et en même temps du développement. En effet, la paix du monde est inconcevable si les responsables n’en viennent pas à reconnaitre que l’interdépendance exige par elle-même que l’on dépasse la politique des blocs, que l’on renonce à toute forme d’impérialisme économique, militaire ou politique, et que l’on transforme la défiance réciproque en collaboration. Cette dernière est précisément l’acte caractéristique de la solidarité entre les individus et les nations.

La devise du pontificat de mon vénéré prédécesseur Pie XII était Opus iustitiae pax, la paix est le fruit de la justice. Aujourd’hui on pourrait dire, avec la même justesse et la meme force d’inspiration biblique (cf. Is 32, 17 ; Jc 3,18) : Opus solidaritatis pax, la paix est le fruit de la solidarité.

L’objectif de la paix, si désiré de tous, sera certainement atteint grâce à la mise en œuvre de la justice sociale et internationale, mais aussi grâce à la pratique des vertus qui favorisent la convivialité et qui nous apprennent à vivre unis afin de construire dans l’unité, en donnant et en recevant, une société nouvelle et un monde meilleur.

40. La solidarité est sans aucun doute une vertu chrétienne. Dès le développement qui précède on pouvait entrevoir de nombreux points de contact entre elle et l’amour qui est le signe distinctif des disciples du Christ (cf. Jn 13,35).

A la lumière de la foi, la solidarité tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale, du pardon et de la réconciliation. Alors le prochain n’est pas seulement un être humain avec ses droits et son égalité fondamentale à l’égard de tous, mais il devient l’image vivante de Dieu le Père, rachetée par le sang du Christ et objet de l’action constante de l’Esprit Saint. Il doit donc être aimé, même s’il est un ennemi, de l’amour dont l’aime le Seigneur, et l’on doit être prêt au sacrifice pour lui, même au sacrifice suprême : « Donner sa vie pour ses frères » (cf. 1 Jn 3,16).

Alors la conscience de la paternité commune de Dieu, de la fraternité de tous les hommes dans le Christ, « fils dans le Fils », de la présence et de l’action vivifiante de l’Esprit Saint, donnera à notre regard sur le monde comme un nouveau critère d’interprétation. Au-delà des liens humains et naturels, déjà si forts et si étroits, se profile à la lumière de la foi un nouveau modèle d’unité du genre humain dont doit s’inspirer en dernier ressort la solidarité. Ce modèle d’unité suprême, reflet de la vie intime de Dieu un en trois personnes, est ce que nous chrétiens désignons par le mot « communion ».

Cette communion spécifiquement chrétienne, jalousement préservée, étendue et enrichie avec l’aide du Seigneur, est l’âme de la vocation de l’Eglise à être « sacrement » dans le sens déjà indiqué.

La solidarité doit donc contribuer à la réalisation de ce dessein divin tant sur le plan individuel que sur celui de la société nationale et internationale. Les « mécanismes pervers » et les « structures de péché » dont nous avons parlé ne pourront être vaincus que par la pratique de la solidarité humaine et chrétienne à laquelle l’Eglise invite et qu’elle promeut sans relâche. C’est seulement de cette manière que beaucoup d’énergies positives pourront être libérées entièrement au bénéfice du développement et de la paix.

De nombreux saints canonisés par l’Eglise offrent d’admirables témoignages de cette solidarité et peuvent servir d’exemple dans les difficiles circonstances actuelles. Entre tous, je voudrais rappeler saint Pierre Claver qui s’est mis au service des esclaves à Carthagène des Indes, et saint Maximilien-Marie Kolbe qui offrit sa vie pour un déporté inconnu de lui dans le camp de concentration d’Auschwitz-Oswiecim.


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