Homélie
Saint Benoît
« Voilà que nous avons tout quitté pour te suivre : alors quest-ce quil y aura pour nous ? » Il semble y avoir une pointe dinquiétude dans le constat et la question de Pierre. Sur lhorizon des paroles que Jésus vient de prononcer - « Il est plus facile à un chameau de passer par un trou daiguille quà un riche dentrer dans le Royaume des cieux » (Mt 19,24) - la pauvreté radicale semble simposer. Mais cette condition nécessaire est-elle suffisante ? Voilà sans doute la question à laquelle Pierre voudrait avoir une réponse.
Sa demande est quelque peu maladroite car elle semble rester au niveau de lavoir, cest-à-dire de la compensation pour les biens auxquels lui et ses compagnons ont renoncé. Mais il nest pas sûr que cette interprétation « intéressée » corresponde à lintention de Pierre. « Profondément déconcertés » devant les exigences de leur Maître, les disciples viennent de lui demander : « Qui donc peut être sauvé ? Jésus les regarda et dit : Pour les hommes, cest impossible, mais pour Dieu tout est possible » (Mt 19,25-26). Le contexte de léchange est donc explicitement sotériologique - et pas simplement mercantile. Pierre demande en substance : « Quel sort Dieu nous réserve-t-il à nous ? »
La réponse de Jésus est solennelle : « Amen, je vous le dis ». Notre-Seigneur commence par confirmer le caractère eschatologique de la rétribution : « Quand viendra le monde nouveau » cest-à-dire le Royaume de Dieu. Il apparaîtra ce jour-là aux yeux de tous que ce Jésus, qui « na pas ici-bas dendroit où reposer sa tête » (Mt 8,20), est en réalité le Roi de gloire, le Juge de la fin des temps qui dévoilera les pensées cachées des curs et rendra à chacun ce qui lui est dû, en fonction de son comportement et de ses intentions.
Nous imaginons sans peine la surprise des Apôtres qui sentendent assigner des places de choix aux côtés de leur Maître. Pensez donc : ces humbles pêcheurs du lac de Galilée siégeant sur des trônes de gloire, cest-à-dire participant au pouvoir du Roi et Juge universel ! Il est clair quil ny a aucune commune mesure entre ce quils ont quitté et ce qui leur est promis : ce nest pas leur pauvreté actuelle qui leur « vaut » de tels postes au tribunal eschatologique ; mais le renoncement auquel ils consentent aujourdhui pour pouvoir suivre le Christ, les prépare à la mission quil leur confiera demain. On exige en effet dun juge quil soit intègre : les apôtres ne sauront évaluer équitablement lattachement aux biens de la terre de ceux quils auront à juger, que dans la mesure où eux-mêmes seront libérés de cet asservissement subtil, voire de cette idolâtrie cachée.
Dieu ne veut rien nous arracher de ses dons : « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et Christ est à Dieu » (1 Co 3, 23). Et encore : « Les appels et les dons de Dieu son irrévocables » (Rm 11,29). Mais précisément : les « dons » sont et doivent demeurer un « appel », une invitation à reconnaître la bonté de celui qui nous comble avec largesse. « Quas-tu que tu naies reçu ? » (1 Co 4, 7). Le renoncement au nom de Jésus, à « des maisons, des frères, des surs, un père, une mère, des enfants, ou une terre » nimplique pas pour tous de sen défaire, de les abandonner ; mais de sen délier, de sen détacher, ou encore de les « quitter » en temps que terre daliénation. Tous ces dons de Dieu peuvent en effet devenir une terre daliénation dans la mesure où nous ne les recevons plus de lui et où ils ne nous conduisent plus à lui. Mais pour celui qui se place résolument dans la logique de lamour, cest-à-dire dans la logique du don et de laccueil reconnaissant, Dieu ouvre les écluses de sa libéralité : « il recevra beaucoup plus, et il aura en héritage la vie éternelle ».
Cest précisément pour rappeler à tout chrétien lexigence de sauvegarder précieusement la liberté que Jésus nous a acquise par son Sang, que des hommes et des femmes suivent Notre-Seigneur dans la pauvreté radicale des conseils évangéliques, signifiant par là que notre véritable trésor nest autre que le Christ Jésus lui-même.
« Écoute, ô mon fils, les préceptes du Maître, et incline loreille de ton cur. Reçois volontiers lavertissement dun père plein de tendresse : cest par ces paroles que Saint Benoît commence le Prologue de sa Règle. Puissions-nous Seigneur, avec laide de ta grâce, les mettre en pratique, et nous détacher résolument de ce qui nous empêche de nous mettre à ta suite. Courrons pendant que nous avons la lumière de la vie, de peur que les ténèbres de la mort ne nous saisissent ; préparons nos curs et nos corps à combattre sous la sainte obéissance des divins commandements. Gardons-nous de fuir la voie du salut dont lentrée est toujours étroite ; car à mesure que lon avance dans la bonne vie et dans la foi, le cur se dilate et lon se met à courir sur la voir des préceptes de Dieu, avec une ineffable douceur damour (Règle de Saint Benoît, Prologue) ».