Homélie
18e dimanche du Temps Ordinaire
« Vanité des vanités, tout est vanité » : cette sentence désabusée du roi Qohélet est devenue proverbiale. Pour se convaincre de sa sagesse, il suffit de porter un regard lucide sur les événements de ce monde : que dinjustices ! Que dénergies englouties dans des projets éphémères ; que despoirs de prospérité légitimes détruits scandaleusement !
Lépisode présenté dans lÉvangile est une application directe de ce qui choque notre sage : « Un homme s’est donné de la peine ; et voilà qu’il doit laisser son bien à quelqu’un qui ne s’est donné aucune peine ». Ce dernier le bénéficiaire du travail dun autre - trouve même le moyen de se disputer avec son frère, en refusant de partager avec lui le don gratuit qui leur est fait à tous deux. Non seulement celui qui a amassé lhéritage ne jouit pas du fruit de son travail, mais en raison de leur « âpreté au gain », ses héritiers nen profitent pas davantage : ils sentredéchirent plutôt !
Celui qui se sent lésé élève la voix : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage ». La démarche peut nous surprendre, mais il était normal dans le monde juif de lépoque, de consulter un « rabbi » pour résoudre ce genre de litige. Pourtant Jésus le repousse vivement : « Homme - le terme est omis dans la traduction liturgique, mais il signifie quau-delà de cette rencontre particulière, cest à tout homme que Jésus sadresse - qui m’a établi pour faire vos partages ? » - sous entendu « les partages de vos biens terrestres ». Rompant avec la tradition rabbinique, Jésus refuse dentrer dans la résolution du différent, argumentant que « la vie dun homme, fût-il dans labondance, ne dépend pas de ses richesses », car la jouissance de la vie véritable ne saurait découler de la possession de biens éphémères. Le seul problème de succession qui compte porte sur notre véritable héritage, auquel nous avons accès en devenant par la foi, cohéritier avec Jésus de la vie éternelle (cf. Rm 8,17).
Nous nous acheminons ainsi vers linterrogation que nous pose la liturgie de ce jour : à quoi notre cur sattache-t-il ? Vers quoi tendons-nous ? Quel sens donnons-nous à notre vie à travers nos choix quotidiens ?
Le problème de lhomme riche que Jésus met en scène nest pas davoir amassé des richesses, mais de sêtre coupé du réel. Il sest en effet construit un monde imaginaire où il se trouve seul avec lui-même, dans un illusoire dialogue sans interlocuteur, puisque cest à son « âme » quil sadresse. Or que nous le voulions ou non, nous nous inscrivons dans une réalité organique qui englobe toute lhumanité, appelée à devenir le Corps du Christ, la Famille de Dieu. Cet homme désire « se reposer », sans autre souci que de « jouir de lexistence » dans une vie centrée sur le « boire » et le « manger », c’est-à-dire la satisfaction égoïste de ses besoins. Hélas, le réveil de ce songe sera douloureux : « cette nuit même on te redemande ta vie ! » Au lieu de « senrichir aux yeux de Dieu » en partageant ici-bas ses biens avec ceux qui en ont besoin, il va se trouver pauvre et nu dans lau-delà, tandis que dautres jouiront de ce quil aura amassé dans ses greniers.
En ne vivant que pour lui-même, sans souci ni de Dieu ni des autres, ce pauvre homme est devenu « fou », c’est-à-dire insensé, nayant pas su interpréter le sens des richesses que Dieu lui confiait.
Cet insensé, cest nous, chaque fois que, perdant de vue notre destinée de gloire, nous vivons ici-bas en nayant dautre horizon que la satisfaction de nos désirs et de nos envies. Dans la seconde lecture, Saint Paul nous aide vigoureusement à vérifier où nous en sommes de la gestion de notre vie : si nous nous adonnons « à la débauche ou à limpureté », si nous cédons « aux passions, aux désirs mauvais, et à lappétit de jouissance », il est clair que nous navons pas encore réalisé la « vanité » des plaisirs de ce monde. Aussi longtemps que nous demeurons prisonniers de nos fantasmes, nous « ne recevrons pas en héritage le Royaume de Dieu », auquel nous ne pouvons accéder quen adoptant le comportement de lhomme nouveau, celui que le Père « refait toujours neuf à limage de son Fils pour nous conduire à la vraie connaissance » de son dessein (cf. 2nd lect.).
Ceci ne signifie pas pour autant que ce monde constituerait un piège satanique : entre lidolâtrie et la diabolisation des biens éphémères, Saint Paul nous enseigne une voie médiane, qui consiste à rechercher « les réalités den haut », tout en poursuivant notre pèlerinage ici-bas. La conclusion de la deuxième lecture est éloquente à cet égard : pour ceux qui orientent leur vie vers le Royaume qui vient, « iI n’y a plus de Grec et de Juif, plus d’esclave, d’homme libre, il n’y a que le Christ : en tous, il est tout ». Lunité finale de lhumanité est anticipée par le disciple, et détermine dès à présent son comportement, en particulier le souci de ses frères. Par contre celui qui sattache à des futilités, dresse autour de lui les barrières de lavarice et de lenvie, qui conduisent aux divisions et à la violence. Cest bien ce que confirme lépisode de ces deux frères, qui au lieu de saccorder en bonne intelligence par respect pour la mémoire de leur père et dans lintérêt de leurs familles, viennent demander à Jésus de consacrer leur division.
LEglise nous invite à mettre à profit ce temps estival pour vérifier notre degré de liberté face aux sollicitations de ce monde. Parvenons-nous à conduire nos activités dans lEsprit de lÉvangile, ou sommes-nous aliénés par les pseudo-besoins créés par une économie de marché qui envahit tous les domaines de notre vie quotidienne ?
La prière du psaume de ce jour peut nous aider dans ce travail de conversion : « Apprends-nous la vraie mesure de nos jours : que nos curs pénètrent la sagesse ». Le souvenir de léchéance inévitable qui nous attend au terme de cette courte vie, est sans aucun doute un moyen efficace pour « nous débarrasser des agissements de lhomme ancien » (2nd lect.).
« Oui Seigneur : "apprends-nous la vraie mesure de nos jours", afin que faisant un bon usage des biens qui passent, nous puissions dès à présent et pour toujours, nous attacher aux biens qui ne passeront pas. »