Homélie
22e dimanche du Temps Ordinaire
« Un jour de sabbat » : la précision est importante, car elle nous projette sur lhorizon du Royaume, que Jésus compare à des noces auxquelles nous sommes conviés. Il ne sagit pas de noces ordinaires - pour autant quune noce puisse être « ordinaire » ! - puisquelles se tiennent « sur la montagne de Sion, dans la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste », en présence de « milliers danges en fête et des premiers-nés dont les noms sont inscrits dans les cieux » (2nd lect.). Nous avons donc tout intérêt à nous renseigner sur les règles du protocole en vigueur dans ce haut-lieu. Cest précisément ce dont Jésus veut nous instruire dans lÉvangile de ce jour.
La remarque de Notre-Seigneur adressée publiquement au convive choisissant la première place peut sembler quelque peu provocante. En fait Jésus ne fait que lancer le débat autour dun sujet controversé dans les écoles rabbiniques de son époque. Le problème soulevé était réel, car les places autour de la table nétaient pas assignées par le Maître de maison : chacun devait donc faire son choix à partir dune évaluation rapide de son rang par rapport aux autres convives. Comme il était toujours possible que des invités plus importants se présentent à la dernière minute, la prudence exigeait de laisser quelques places libres en amont pour déventuels notables. Il était en effet plus honorable dêtre appelé, lorsque le Maître donnait le signal du repas, à combler les places laissées vides, plutôt que de devoir céder son rang à un dignitaire surgissant au dernier moment.
Le conseil donné par Jésus na rien de révolutionnaire, puisquil sapparente au précepte que nous lisons dans le livre des Proverbes : « Ne fais pas larrogant devant le roi et ne te tiens pas dans lentourage des grands. Car mieux vaut quon te dise : Monte ici ! que de te voir humilié devant un notable » (Pr 25, 6-7). On pourrait penser à première vue, quil sagit dune simple règle de prudence : il est particulièrement désagréable en effet de se voir rétrograder devant tout le monde. Ou bien une règle de politesse par rapport aux autres convives, qui peuvent effectivement être plus dignes que nous de cette première place. Ou même un subtil calcul, un peu hypocrite : je prends piteusement la dernière place, avec un sourire empreint dhumilité toute feinte, mais avec le secret espoir dêtre invité à passer devant tout le monde au premier rang...
Inutile de préciser que ce nest pas cela que Jésus attend de nous. Noublions pas que Notre-Seigneur nous parle du Royaume ; aussi lorsquil ajoute « Qui sélève sera abaissé ; qui sabaisse sera élevé », le sujet agissant derrière les verbes au passif, nest autre que Dieu lui-même, qui abaisse celui qui senorgueillit et élève celui qui shumilie. Lorgueilleux est celui qui « est convaincu dêtre juste et qui méprise tous les autres » (Lc 18,9), alors que « le bien nhabite pas en lui » (cf. Rm 7,18). Cet homme « se voit dun il trop flatteur pour connaître et haïr sa faute » (Ps 36, 3). Comme le pharisien de la parabole, il étale sa vaine gloire devant les hommes et même devant Dieu : « Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes » (Lc 18,11). Il sélève à ses yeux et se juge digne du premier rang dans le Royaume comme il le revendique sur terre. Aussi sera-t-il bien dépité de devoir céder sa place à tous ceux que le Seigneur fera « avancer plus haut », parce quils seront couverts des mérites de son Fils.
Lhumble est tout au contraire celui qui, devant la Révélation de la miséricorde divine, prend conscience de sa condition terrestre - « humilité » vient de humus : terre. Comme le publicain (Lc 18,13), ou comme le psalmiste, il ne peut que murmurer : « Prends pitié de moi, Seigneur, toi que je supplie tout le jour ; toi tu es bon, tu pardonnes, tu es plein damour pour tous ceux qui tappellent » (Ps 85, 3.5 ; antienne douverture). La prise de conscience et laveu de la faute, la supplication confiante et la confession de la bonté divine, sont les composantes essentielles de lhumilité, qui nous met dans la vérité de notre relation à Dieu.
« Les humbles » sont à vrai dire les seuls à pouvoir « rendre gloire » à Dieu (1ère lect.), car quelle gloire pourrions-nous « rendre » au Très-Haut, si ce nest celle qui vient de lui ? Et comment pourrions-nous recevoir cette gloire sinon en accueillant la Bonne Nouvelle dans un cur contrit ? Voilà pourquoi « lidéal du sage cest une oreille qui écoute » (Ibid.), qui entend lappel de Dieu, et qui « vient vers Jésus, le médiateur dune Alliance nouvelle » (2nd lect.), pour recevoir de lui la grâce du salut.
Telle est la logique du Magnificat : « Mon âme exalte le Seigneur, et mon esprit tressaille de joie en Dieu mon Sauveur, parce qu’il a jeté les yeux sur l’abaissement de sa servante » (Lc 1,46-48). Marie est « pleine de grâce », parce quelle sest humblement abaissée devant celui qui pouvait la combler : « Qui sabaisse sera élevé ».
Nietzsche reprochait au christianisme dêtre la religion du ressentiment des faibles ; de ceux qui, faute de pouvoir simposer, exaltent lhumilité ici-bas en attendant de prendre leur revanche au ciel. Une telle conception de lhumilité est à vrai dire trop passive pour faire droit aux exigences de lÉvangile. Jésus a certes subi les outrages de sa Passion, mais il a choisi délibérément ce chemin : « Lui qui était dans la condition de Dieu, se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur. Il sest abaissé lui-même en devenant obéissant jusquà mourir, et mourir sur une croix » (Ph 2,6-8), car il voulait « rassembler dans lunité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 12,52). Labaissement auquel consent volontairement Jésus, est en vue de notre élévation : « Père, ceux que tu mas donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, et quils contemplent (c’est-à-dire : quils soient participants de) ma gloire » (Jn 17,24). Lhumble abaissement du Fils et du véritable disciple, nest ni lâcheté ni démission, mais expression de la suprême charité, qui na dautre souci que le salut des âmes et la glorification du Père en elles. La véritable humilité ne vise pas une récompense future : à limage de son Seigneur, le chrétien se nourrit au présent du bonheur de pouvoir servir ses frères, quil « estime supérieurs à lui-même » (cf. Ph 2,3). Pour celui qui aime, le service désintéressé est sa récompense : « Quand tu donnes un festin, invite des pauvres ; et tu seras heureux, parce quils nont rien à te rendre. »
Il ne peut y avoir de charité sans humilité, car celle-ci consiste précisément dans ce décentrement de soi qui permet le don désintéressé à lautre dans lamour. Cest parce que lAmour infini de Dieu est parfaitement humble, quil ne diminue en rien la liberté de lhomme, mais la suscite tout au contraire comme une capacité de réponse à son appel.
« Seigneur, purifie mon cur du levain des pharisiens : lhypocrisie et lorgueil. Conduis-moi sur le chemin de la vérité, c’est-à-dire de lhumilité, en dehors duquel je ne peux te plaire. Accorde-moi la grâce de considérer les autres supérieurs à moi, et de trouver ma joie dans leur service. Ne permets pas que du haut de ma suffisance, je repousse avec mépris lhumble Pain eucharistique ; mais donne-moi de pouvoir y discerner ta présence, toi le Dieu tout-puissant qui te fais le Serviteur des serviteurs, pour nous ouvrir le chemin de lamour et de la vie. »