Homélie
26e dimanche du Temps Ordinaire
« Cet homme, cest toi » (2 Sm 12, 7). Ces paroles par lesquelles le prophète Nathan accuse le roi David, pourraient fort bien mêtre attribuées à moi, qui me scandalise devant lindifférence de ce mauvais riche faisant bombance, tout en ignorant le pauvre Lazare, mendiant sur le pas de sa porte. Comme David qui se scandalisait du comportement de ce riche propriétaire égorgeant lagnelle du pauvre pour épargner son cheptel, alors que lui-même venait de prendre la femme de Uri le Hittite, ainsi moi aussi je me fais laccusateur des riches de ce monde, en refusant de voir que jen fais partie. « Esprit faux ! Enlève dabord la poutre de ton il, alors tu verras clair pour retirer la paille qui est dans lil de ton frère » (Lc 6,42). Ne faisons-nous pas partie de « ceux qui vivent bien tranquilles et se croient en sécurité » (1ère lect.) alors que tant de nos frères sont aux aboies, tourmentés par la faim, la maladie, le dénuement ; pourchassés sur les routes de lexil, exposés à toutes sortes de violence ? Nous sommes tellement habitués au spectacle de la misère du monde, que nous finissons par la regarder de loin, de très loin ; en tout cas dassez loin pour ne pas en être dérangés.
En disant cela je ne cherche pas du tout à culpabiliser qui que ce soit ; dailleurs je parle à la première personne, et si nous sommes tant soit peu honnêtes, nous naurons nulle peine à nous reconnaître dans ce comportement qui affecte globalement la grande majorité des pays occidentaux, croyants et non-croyants confondus.
Pourtant nous savons fort bien que cette inertie nous accuse : « le Seigneur », lui, « protège létranger ; il soutient la veuve et lorphelin ; il fait justice aux opprimés ; aux affamés il donne le pain » (Ps 145). Cest-à-dire quil attend de nous que nous lui permettions daccomplir ces uvres élémentaires de compassion, en nous rendant disponibles à son Esprit de charité. Jésus nous a enseigné - et nous a surtout montré - le comportement de Dieu à notre égard : cest par compassion pour notre misère que le Verbe a pris chair de notre chair ; « lui qui était riche, il est devenu pauvre à cause de nous, pour que nous devenions riches par sa pauvreté » (2 Co 8, 9). Aussi notre vraie richesse est-elle de consentir à nous appauvrir pour nos frères, comme lui, le Christ, la fait pour nous.
Certes, nous avons aussi à veiller avec prudence sur lavenir de notre famille, de notre prochain le plus proche ; mais « il ne sagit pas de nous mettre dans la gêne en soulageant les autres, nous rassure saint Paul. Il sagit dégalité, ce que nous avons en trop compensera ce que dautres ont en moins. Quand on y met tout son cur on est accepté pour ce que lon a, peu importe ce que lon a pas » (2 Co 8, 12-14).
Dimanche passé Notre-Seigneur nous donnait ce conseil : « Faites-vous des amis avec lArgent trompeur afin que le jour où il ne sera plus là ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles » (Lc 16,9). La parabole de ce jour, qui nest distante que de quelques versets de la péricope de la semaine passée, pourrait bien être une mise en application de ce précepte : si le riche avait vécu la dimension de partage qui simposait au nom de la simple humanité du pauvre Lazare, ce dernier laurait accueilli dans le sein dAbraham. Son indifférence - ou plutôt son égoïsme - entraine le riche vers le bas, et cette inertie perdure au-delà de la mort : « on lenterra » ; alors que rien ne soppose à lélévation de Lazare emporté par les anges dans les hauteurs célestes.
Il ne sagit pas de faire lapologie de la misère, ni de diaboliser la richesse, mais de mettre notre condition de vie quelle quelle soit dans la perspective de notre destinée éternelle, à savoir la participation à la vie même du Dieu damour. Lorsque saint Jean de la Croix annonce de façon lapidaire quau soir de notre vie nous serons jugés sur lamour, il entend dire par là que nous nemporterons avec nous que nos actes de charité. « Amor meus, pondus meus » disait également saint Augustin : mon « poids » dans la balance du jugement divin sera mon amour, cest-à-dire les bonnes uvres que jaurai accomplies avec laide de la grâce. Cest également ce que nous enseigne saint Paul dans la seconde lecture : si nous prétendons être des « hommes de Dieu » il nous faut « vivre dans la foi et lamour » cest-à-dire dans « une foi vivante par la charité » (Ga 5,6) ; car « la foi qui nagit pas est bel et bien morte » (Jc 2,26).
Notre-Seigneur na jamais prétendu que ce chemin était facile : dans les versets qui font la transition entre lÉvangile de dimanche passé et celui daujourdhui, il nous invite tout au contraire à « employer toute notre force pour entrer dans le Royaume » (Lc 16,16) ; cest donc quil faut faire un effort pour vaincre linertie de notre égoïsme. Saint Paul parle même dun combat : « Continue à bien te battre pour la foi et tu obtiendras la vie éternelle » (2nd lect.). Réveillons-nous donc de nos torpeurs. Certes nous ne pouvons pas apporter soulagement à toutes les souffrances du monde - dailleurs le Seigneur ne nous le demande pas. Mais nous sommes invités à chercher activement le pauvre Lazare qui est « couché à notre porte, couvert de plaies » - les plaies des maladies physiques, mais aussi des épreuves morales ou spirituelles. Nous avons tous reçu de quoi partager avec des frères plus démunis, qui nous permettent de faire fructifier les dons de Dieu au soleil de son amour.
Puissions-nous oser sortir de nous-mêmes, de nos isolements protectionnistes, et nous exposer aux besoins de nos frères : ce sera le plus beau témoignage que nous puissions rendre à la résurrection de Notre-Seigneur, qui par nous pourra ainsi continuer son ministère de compassion et étendre son Royaume.
« Seigneur qui donne la preuve suprême de ta puissance lorsque tu patientes, prends pitié de nos lourdeurs, de nos indifférences, de nos égoïsmes. Accorde-nous ta grâce pour que nous découvrions qu« il y a plus de joie à donner quà recevoir » (Ac 20,35). En nous hâtant ainsi sur le chemin de la charité nous parviendrons au bonheur du ciel par Jésus, le Christ, notre Seigneur. »