Homélie
6e dimanche du Temps Ordinaire
« La vie et la mort sont proposées aux hommes, lune ou lautre leur est donnée selon leur choix » (1ère lect.). Ce verset tiré de la première lecture de la liturgie de ce dimanche, pourrait être une illustration des deux Arbres du livre de la Genèse : lArbre de la vie et lArbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 2, 9). Nous ne sommes pas « déterminés » au mal ; le péché nest pas une fatalité ; mais nous sommes invités à discerner le bien à la lumière de lEsprit, et à laccomplir dans la force quil nous donne : « Si tu le veux, tu peux observer les commandements, il dépend de ton choix de rester fidèle ». Telle est la Bonne Nouvelle annoncée par le Sage, et réalisée en Jésus, mort au péché, et ressuscité dans la puissance de lEsprit de liberté et de vie. Car la vraie liberté consiste à pouvoir discerner et choisir ce qui promeut la vie que le Père nous donne et dont il veut nous combler.
La Révélation nous enseigne quaprès la rupture du péché, qui avait conduit au triomphe de la mort, cette liberté nous est à nouveau donnée dans la participation à la vie filiale de Jésus (cf. 2 P 1,4). Tel est le projet de Dieu sur nous, « sagesse tenue cachée, prévue par lui dès avant les siècles, pour nous donner la gloire. Et cest à nous que Dieu, par lEsprit, a révélé cette sagesse » (2ème lect.).
Dès lors, si la vérité de notre condition humaine consiste à vivre uni au Christ, lunion à Jésus par la foi est lunique chemin qui nous conduit à lArbre de vie, nous restaure dans une relation filiale avec Dieu, et nous ouvre à la fraternité universelle.
On comprend dès lors que loin de vouloir « abolir » les commandements qui balisent notre marche sur le chemin de la liberté et de la vie, Notre-Seigneur est tout au contraire venu « accomplir la Loi et les Prophètes », afin de mettre en pleine lumière la voie qui conduit à Dieu son Père et notre Père, en passant par lobéissance à sa Parole.
Cette suprême sagesse, nous dit Saint Paul, est cependant aux antipodes de « la sagesse de ceux qui dominent le monde » (2ème lect.), ce terme désignant précisément la part dhumanité qui refuse lillumination du Verbe.
Certes la justice humaine, qui sefforce par tous les moyens de défendre les « droits » des individus, est une valeur précieuse ; pourtant elle est insuffisante aux yeux de Jésus : « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous nentrerez pas dans le Royaume des cieux ». Notre-Seigneur na nullement lintention de rajouter dautres commandements - on natteint pas lamour en multipliant les préceptes - mais il annonce la nécessité dun saut qualitatif, qui ne peut se réaliser que dans lEsprit quil va répandre sur toute chair au matin de Pentecôte.
Il est remarquable que les exemples cités par Jésus aient tous trait à la violence dans les relations, dont Notre Seigneur dévoile toute lampleur :
la colère menace la vie physique du frère ;
linsulte le blesse profondément dans sa vie psychique ;
la malédiction lexclut du champ religieux ;
la concupiscence du regard commet déjà intentionnellement ladultère, qui fait violence à la relation dalliance nuptiale ;
la répudiation est une violence faite au droit de lépouse à la fidélité et à la stabilité familiale ;
le serment prononcé à la légère, fait violence à la confiance.
La stricte justice se contente de réguler tant bien que mal les formes extérieures de cette violence, mais sans pouvoir ni la déraciner, ni la remplacer par un ordre supérieur, celui de la charité. Seul lEsprit peut nous donner daccomplir cette conversion de la violence à la douceur, la patience, la compassion, la tendresse, bref : à lamour. Hélas trop souvent nous nous berçons dillusion quant à la dureté du chemin : les comparaisons de Jésus nous font pressentir la radicalité des renoncements quimplique une telle conversion : « Si ton il droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi, car cest ton intérêt de perdre un de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne ». « L’image du chrétien mutilé mais sauvé nous montre quelle peut être l’ardeur de cette lutte et prévient toute association abusive entre la grâce et la facilité. La grâce de Dieu n’a pas pour objet de nous éviter les résolutions difficiles, les sacrifices, les amputations, mais de les rendre possibles » (Emile Nicole). LEsprit mest donné pour pouvoir faire les choix radicaux, arracher de ma vie et jeter loin de moi ce qui mempêche dêtre libre de la liberté des fils, même si ce dont jai à me séparer et dun grand prix à mes yeux. Que pourrions-nous mettre en balance avec la Perle rare, le Trésor unique de la Vie éternelle ?
Aussi loraison douverture de la liturgie de ce jour ne demande-t-elle pas à Dieu de nous permettre dobserver scrupuleusement tous les commandements, mais « de vivre selon sa grâce », car « Dieu veut habiter les curs droits et sincères » (Or. douvert.). En effet, la sagesse que « le cur de lhomme navait pas imaginée, et qui avait été préparée pour ceux qui aiment Dieu » (2ème lect.) nest autre que lEsprit Saint, c’est-à-dire la Charité infuse, cette force surnaturelle qui nous permet de vaincre linertie du vieil homme, et de vivre dans la logique de lamour, c’est-à-dire du primat du don. Les « adultes dans la foi », c’est-à-dire les croyants qui ont engagé résolument le combat avec la partie obscure deux-mêmes, et dont la foi est vivante par une charité qui se met en peine, ne sauraient être déçus dans leur espérance, car ils ont déjà part à leur héritage ; ils savent que « les yeux du Seigneur sont tournés vers ceux qui le craignent » (1ère lect.) pour leur faire grâce au temps voulu et leur « donner part à sa gloire » (Ibid.).
La conversion radicale à laquelle nous invite Jésus, implique aussi de reconnaître quen Lui nous sommes tous frères, étant fils dun même Père. Nous ne nous tenons donc jamais seuls devant lautel : en chacun de nous, cest le Corps tout entier qui présente son offrande à Dieu. Dès lors, comment notre Père des cieux pourrait-il se réjouir du don de ses enfants, sils sont divisés entre eux ? Voilà pourquoi « lorsque tu vas présenter ton offrande sur lautel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande là, devant lautel, va dabord te réconcilier avec ton frère, et ensuite viens présenter ton offrande ». Qui de nous est à la hauteur dune telle exigence ?
Toutes les interpellations lancées par Jésus sont personnelles ; il n’est pas question de couper la main ou le pied de mon frère, ou de lui arracher l’il : c’est de mon problème qu’il s’agit. Puissions-nous discerner dans ces Paroles déconcertantes un appel à oser nous engager résolument sur le chemin de la vraie liberté, celle de lamour de charité ; et puissions-nous accueillir la force de lEsprit pour arracher et jeter loin de nous ce qui menace notre participation à la vie divine, notre héritage.