Homélie
8e dimanche du Temps Ordinaire
« Le Seigneur est mon appui : il ma dégagé, ma donné du large, il ma libéré, car il maime ». Lantienne douverture de la liturgie de ce jour nous en donne le fil rouge et la clé dinterprétation : la Parole de Dieu veut nous libérer de nos asservissements, afin que nous connaissions « la joie de le servir sans inquiétude », et que « les événements de ce monde se déroulent dans la paix, selon le dessein » du Père (cf. Or. douv.).
Doù viennent nos divisions, nos oppositions, nos conflits ? De nos divisions, nos oppositions, nos conflits intérieurs, que nous projetons - individuellement et collectivement - sur notre entourage ! « Aucun homme ne peut servir deux maîtres », nous dit Jésus ; et pourtant, combien de faux maîtres navons-nous pas ? Tantôt nous aimons lun et détestons lautre, tantôt nous nous attachons à ce dernier et méprisons le premier. Nous sommes sans cesse en contradiction intérieure, divisés entre nos multiples appartenances contradictoires.
Jésus choisit pour exemple largent, qui constitue le paradigme de nos convoitises, puisquil donne accès à lavoir, au pouvoir et à la gloire selon ce monde. Ce nest pas largent en tant que tel qui est mis en cause : sil nexistait pas, il faudrait réinstaurer le troc - ce qui ne serait probablement guère mieux. Mais cest notre relation à largent que Jésus critique : de serviteur, ou plutôt de moyen déchange de biens et de services, il est devenu une fin en soi, un absolu, cest-à-dire une idole. Lorsque Jésus met en accusation « largent trompeur » (Lc 16,9), il dénonce le mensonge quil représente : ces quelques pièces de métal éveillent en nous des désirs inavouables, qui sont à mettre en lien avec le péché des origines. Coupés de Dieu, nous sommes enfermés dans nos peurs : peur de lavenir, peur de lautre, peur de la maladie, peur des imprévus, peur des revers de fortune ; aussi sommes-nous en quête de sécurité, dassurances en tous genres, que nous espérons trouver dans largent, supposé nous prémunir de tous les aléas de la vie.
Illusoire le repos qui prétend se fonder sur labondance matérielle ! Souvenons-nous du propriétaire dont les terres avaient beaucoup rapporté et qui se disait : « Te voilà avec des réserves en abondance pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de lexistence. Mais Dieu lui dit : Tu es fou : cette nuit même, on te redemande ta vie. Et ce que tu auras mis de côté, qui laura ? ». Et Jésus de conclure : « Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu dêtre riche en vue de Dieu » (Lc 12,16-21). Heureux celui qui peut dire avec le Psalmiste : « Je nai de repos quen Dieu seul, mon salut vient de lui : lui seul est mon salut, la citadelle qui me rend inébranlable » (Ps 61) ; il ne sera pas déçu, car il a mis dans le Très-Haut son espérance. Cela ne signifie pas quil sera à labri des épreuves, mais celles-ci vérifieront la qualité de sa foi, de sa confiance en Dieu : « Mes frères, quand vous butez sur toute sorte d’épreuves, pensez que c’est une grande joie. Car l’épreuve, qui vérifie la qualité de votre foi, produit en vous la persévérance, et la persévérance doit vous amener à une conduite parfaite ; ainsi vous serez vraiment parfaits, il ne vous manquera rien » (Jc 1,2-4).
Mais pour faire confiance au Seigneur, il nous faut dabord nous laisser guérir de notre défiance envers le Dieu rival, jaloux de notre bonheur, cette idole monstrueuse qui tyrannise notre cur depuis que le Serpent a perverti en nous limage du Dieu Père. Les quelques versets du prophète Isaïe que la liturgie nous propose en première lecture sont un véritable antidote contre ce venin : « Jérusalem disait : Le Seigneur ma abandonnée, le Seigneur ma oubliée. Est-ce quune femme peut oublier son petit enfant, ne pas chérir le fils de ses entrailles ? Même si elle pouvait toublier, moi, je ne toublierai pas. Parole du Seigneur tout-puissant ». Où est-il le paternel tyrannique qui nous enferme dans la peur ? Cette idole na jamais existé que dans notre cur blessé par le mensonge de lEnnemi ; la peur de Dieu est livraie la plus redoutable que le malin ait semée dans le champ de nos vies. Elle pousse avec le blé et menace de létouffer ; mais le seul moyen de lempêcher de nuire, ce nest pas de larracher au risque darracher aussi les épis, mais cest de promouvoir la croissance du bon grain, en fortifiant notre foi par lécoute de la Parole et laccueil de lEsprit damour dans la prière et les sacrements (cf. Mt 13,24-30).
Notre-Seigneur ne nous demande pas de nous retirer du monde (sauf vocation particulière) pour bannir tout usage de « largent trompeur » (Lc 16,9). Ce que Jésus récuse, cest de servir largent et de lui être asservi, au lieu de nous servir de largent pour faire le bien. Notre relation à largent - comme toutes nos relations dailleurs - doit être ajustée à la Révélation du vrai visage de Dieu : « Votre Père céleste sait ce dont vous avez besoin ». Notre-Seigneur veut nous conduire de létat desclave de largent trompeur, à celui de fils dans la maison de son Père.
Cest donc une double idolâtrie que Jésus dénonce, lune entraînant probablement lautre : lidolâtrie dun Dieu lointain, exigeant, indifférent aux besoins de lhomme ; et lidolâtrie de lArgent. Il nest pas impossible que la seconde ne soit quune compensation pour linsatisfaction engendrée par la première. Telle est lattitude des « païens » qui ignorent le vrai visage de Dieu, et continuent de sinquiéter quotidiennement quant au boire et au manger. Celui qui se sait fils du Père, travaille certes pour subvenir aux besoins des siens, et participe au bien commun de la société à laquelle il appartient ; mais il le fait dans la liberté filiale, cest-à-dire dans la certitude que Dieu est avec lui dans son effort comme dans son repos, dans ses succès comme dans ses échecs professionnels. De maître, largent peut devenir serviteur parce que dans son rapport à Dieu, le croyant est passé de la servitude au service, de la peur à la confiance filiale. Son souci nest plus de sauvegarder sa vie - il sait maintenant quil la reçoit à chaque instant de son Père comme un don damour - mais de travailler pour établir la justice du Royaume, cest-à-dire de rendre à chacun ce dont il a besoin afin quil puisse vivre dans la dignité de fils de Dieu ; à commencer par ceux qui lui sont les plus proches : ceux qui lui sont confiés et quil est chargé de servir.
« Tu es vraiment saint, Dieu de lunivers, et toute la création - les oiseaux du ciel et les lys de la terre - proclament ta louange ; car cest toi qui donnes la vie, cest toi qui sanctifies toutes choses, par ton Fils, Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec la puissance de lEsprit Saint (Pr. Euchar. n° 3). Donne-moi assez de confiance pour te confier demain, et ne chercher jour après jour que ton Royaume et sa justice, en assumant la peine quotidienne de son enfantement. »