Homélie
4e dimanche de Carême
« En sortant » du temple : puisque les malheureux nont pas le droit de venir jusquà Dieu, Dieu sort à leur devant.
« Jésus vit un homme qui était aveugle de naissance » : Dieu ne passe pas outre la misère de ses enfants : « Jai vu, oui jai vu la misère de mon peuple, jai entendu ses cris ; je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer » (Ex 3, 7-8). Nous sommes bien la seule religion qui ose prétendre que ce nest pas lhomme qui cherche Dieu, mais Dieu qui inlassablement vient à la recherche de lhomme qui erre en exil loin de sa Terre Promise.
Impossible dimputer à ce malheureux la responsabilité de sa maladie : elle est de naissance. Serait-ce donc quil porte le poids du péché de ses aïeuls ? Jésus refuse de sengager dans ce genre de calcul : cet homme ne fait que manifester dans sa chair létat de cécité de notre humanité tout entière depuis quelle est privée de la grâce divine. Laffirmation de Notre-Seigneur : « Je suis la lumière du monde » fait écho au Prologue : « Le Verbe était la vraie lumière qui en venant dans le monde, illumine tout homme » (Jn 1,9). Il est venu pour manifester laction de Dieu et révéler ainsi sa bienveillance paternelle envers les hommes ses enfants. Cest bien le même Père qui aux origines « façonna lhomme avec de la glaise prise du sol » (Gn 2, 7), qui maintenant « avec la salive et les mains de son Fils, fait de la boue quil applique sur les yeux de laveugle ».
Jusque-là on pourrait dire que Jésus guérit le mal par le mal : il ne fait que plonger lhomme dans des ténèbres plus profondes encore. Mais le geste saccompagne dune Parole qui va en révéler le sens : « Va te laver dans la piscine de lEnvoyé ». La symbolique baptismale est claire : plongé avec le Christ dans les ténèbres de la mort, enseveli avec lui en terre, laveugle va être illuminé par lEsprit, qui lintroduira dans la vie même du Christ ressuscité. Le miracle est dautant plus parlant quil est réalisé dans le contexte de la fête des Tentes, qui culmine dans une procession solennelle au cours de laquelle leau puisée à la source de Siloé dans un vase en or, est déversée sur lautel du Temple en signe de rogations pour la pluie.
Le miracle est dûment constaté par un nombre important de témoins qui nen croient pas leurs yeux. Laveugle guéri narrive apparemment pas à calmer les esprits, puisquon lamène aux pharisiens « afin quils instruisent cette étrange affaire » : qui est donc cet homme qui guérit un aveugle-né un jour de sabbat, avant de disparaître dans la nature sans laisser de trace ? Seuls les actes médicaux indispensables à la survie du patient étaient autorisés un jour de sabbat. Rien ne pressait pour cet aveugle-né : le guérisseur est donc en infraction avec la Loi et ne saurait « venir de Dieu ». Mais alors « comment un homme pécheur pourrait-il accomplir des signes pareils ? »
A bout de ressources, le conseil des sages se tourne vers le bénéficiaire de lintervention, qui sans hésiter confesse : « Cest un prophète ! » Cette réponse nayant de toute évidence pas convaincu ces messieurs, ils décident de ré-instruire toute laffaire en vérifiant chaque étape, à commencer par lidentité du soi-disant miraculé. Les pharisiens devaient être visiblement contrariés par lévénement ; aussi les parents jugent-ils plus prudent de se dissocier de leur fils : « Il est assez grand, interrogez-le ! »
La délibération fut sans doute de courte durée et la sentence est prononcée en présence du bénéficiaire du délit : « Cet homme est un pécheur ». Avec beaucoup de bon sens, lhomme guéri oppose à cette conclusion lobjectivité de sa guérison ; cest même la seule chose que lon puisse affirmer avec certitude ; le reste relève plutôt dune évaluation subjective fondée sur la priori des juges contre le thérapeute. Laltercation suscitée par cette impertinence conduit la controverse jusquà laffirmation décisive : « Celui-là, nous ne savons pas doù il est ».
Cest donc à nouveau la question des origines de Jésus qui surgit au cur du débat. Doù vient-il ? De qui est-il lEnvoyé ? De qui a-t-il reçu ce pouvoir daccomplir des miracles ? Pour répondre à cette interrogation qui traverse tout le quatrième évangile, il faut accepter de ne pas « savoir », cest-à-dire renoncer aux réponses fondées sur des arguments soi-disant rationnels. De même quil est vain de vouloir décrire la lumière à un aveugle, il est impossible de définir une personne sans entrer en relation avec elle, sans accueillir ce quelle nous révèle delle-même. La lumière existe indépendamment du fait que le non-voyant ne la perçoive pas ; pourtant le malheureux ne peut rien en dire tant que ses yeux ne se sont pas ouverts à son influence. De même, la divinité du Christ subsiste indépendamment de notre cécité spirituelle. Mais que pourrions-nous énoncer de pertinent sur la véritable identité de Jésus, tant que notre cur ne sest pas ouvert à son influence, que nous ne nous sommes pas laissés guérir de notre aveuglement en nous lavant dans la piscine baptismale de lEnvoyé ? « Si vous étiez des aveugles, vous nauriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : Nous voyons ! (alors que vous refusez de venir à la lumière) votre péché demeure. » Cest en mettant nos pas dans ceux du Christ, en lécoutant parler, en le regardant agir, en nous laissant saisir progressivement par toute sa Personne, que sous la douce motion de lEsprit, nous serons amenés progressivement à confesser sa messianité, cest-à-dire à « voir » en lui, avec les yeux de la foi, le Fils de Dieu nous révélant la bonté du Père.
Le récit de laveugle-né nous fait parcourir lensemble de ce cheminement. Après avoir trouvé la vue, cest lexpulsion de la synagogue - non plus en raison de son handicap mais de sa guérison - qui va permettre à cet homme de franchir le seuil de la foi, au cours dune seconde rencontre dont Jésus prend à nouveau linitiative. Dès la première parole quil lui adresse, laveugle guéri reconnaît sans hésitation sa voix. On imagine sans peine quil le mange des yeux et quil est tout oreille. Notre-Seigneur a lu dans son regard le germe dune foi naissante ; aussi pour quelle puisse se dire, il lui donne la parole : « Crois-tu au Fils de lhomme ? » La question est directe et la réponse est sincère : laveugle guéri nose pas faire lui-même le lien entre celui quil appelle « Seigneur » et ce fameux « Fils de lhomme » auquel il est invité à donner sa foi. La réponse de Jésus « Tu le vois » vient balayer ses derniers scrupules : « Je crois Seigneur » et tombant à ses genoux, « il se prosterna devant lui » dans un geste dhumble adoration.
Cet admirable parcours nest-il pas un modèle pour chacun de nous ? Au jour de notre baptême, nous avons été illuminés par le Christ. Mais notre foi doit encore être éprouvée par la contradiction, purifiée par lépreuve, fortifiée par le témoignage, jusquà ce quenfin le Seigneur se révèle dans une seconde rencontre, qui nous conduise à le choisir résolument et définitivement comme notre Seigneur et Sauveur adoré. Puissions-nous tout au long de ce chemin de carême nous laisser conduire à cette seconde conversion qui fera de nous de vrais disciples et des adorateurs en esprit et vérité.
« Père saint, augmente en nous la foi, afin que nous puissions reconnaître en Jésus le Berger que tu nous donnes pour traverser avec nous les ravins de la mort, et nous conduire par le juste chemin pour lhonneur de ton Nom. Après nous avoir fait reposer sur les verts pâturages de ta Parole, tu nous as plongés dans les eaux vivifiantes du Baptême et tu as répandu sur notre tête le parfum de ton Esprit. Donne-nous maintenant de discerner dans cette Eucharistie, la table que tu prépares pour nous, et à laquelle tu nous offres la coupe débordante de ton amour (cf. Ps 22). »