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 - 28 mars 2024 - Saint Gontran
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Fides et Ratio

Les interventions du Magistère dans le domaine philosophique

Le discernement du Magistère comme diaconie de la vérité

49. L’Eglise ne propose pas sa propre philosophie ni ne canonise une quelconque philosophie particulière au détriment des autres.54 La raison profonde de cette réserve réside dans le fait que la philosophie, même quand elle entre en relation avec la théologie, doit procéder selon ses méthodes et ses règles ; autrement, il n’y aurait pas de garantie qu’elle reste tournée vers la vérité et qu’elle y tende grâce à une démarche rationnellement vérifiable. Une philosophie qui ne procéderait pas à la lumière de la raison selon ses principes propres et ses méthodes spécifiques ne serait pas d’un grand secours. En définitive, la source de l’autonomie dont jouit la philosophie est à rechercher dans le fait que la raison est, de par sa nature, orientée vers la vérité et que, en outre, elle dispose en elle-même des moyens pour y parvenir. Une philosophie consciente de son « statut constitutif » ne peut pas ne pas respecter non plus les exigences et les évidences propres à la vérité révélée.

Cependant l’histoire a fait apparaître les déviations et les erreurs dans lesquelles la pensée philosophique, surtout la pensée moderne, est fréquemment tombée. Ce n’est ni la tâche ni la compétence du Magistère d’intervenir pour combler les lacunes d’un discours philosophique déficient. Il est de son devoir au contraire de réagir de manière claire et forte lorsque des thèses philosophiques discutables menacent la juste compréhension du donné révélé et quand on diffuse des théories fausses et partisanes qui répandent de graves erreurs, troublant la simplicité et la pureté de la foi du peuple de Dieu.

50. Le Magistère ecclésiastique peut donc et doit exercer avec autorité, à la lumière de la foi, son propre discernement critique sur les philosophies et sur les affirmations qui sont en opposition avec la doctrine chrétienne.55 Il revient au Magistère d’indiquer avant tout quels présupposés et quelles conclusions philosophiques seraient incompatibles avec la vérité révélée, formulant par là-même les exigences qui s’imposent à la philosophie du point de vue de la foi. En outre, dans le développement du savoir philosophique, diverses écoles de pensée sont apparues. Ce pluralisme met aussi le Magistère devant sa responsabilité d’exprimer son jugement en ce qui concerne la compatibilité ou l’incompatibilité des conceptions fondamentales auxquelles ces écoles se réfèrent avec les exigences propres de la parole de Dieu et de la réflexion théologique.

L’Eglise a le devoir d’indiquer ce qui, dans un système philosophique, peut paraître incompatible avec sa foi. De nombreux thèmes philosophiques en effet, tels ceux de Dieu, de l’homme, de sa liberté et de son agir moral, la mettent directement en cause, parce qu’ils concernent la vérité révélée dont elle a la garde. Quand nous effectuons ce discernement, nous, évêques, avons le devoir d’être « témoins de la vérité » dans l’exercice d’un service humble mais ferme, que tout philosophe devrait apprécier, au profit de la recta ratio, c’est-à-dire de la raison qui réfléchit correctement sur le vrai.

51. Ce discernement ne doit donc pas être entendu premièrement dans un sens négatif, comme si l’intention du Magistère était d’éliminer ou de réduire toute médiation possible. Au contraire, ses interventions sont destinées en premier lieu à stimuler, à promouvoir et à encourager la pensée philosophique. D’autre part, les philosophes sont les premiers à comprendre l’exigence de l’autocritique et de la correction d’éventuelles erreurs, ainsi que la nécessité de dépasser les limites trop étroites dans lesquelles leur réflexion s’est forgée. De manière particulière, il faut considérer que la vérité est une, bien que ses expressions portent l’empreinte de l’histoire et, plus encore, qu’elles soient l’œuvre d’une raison humaine blessée et affaiblie par le péché. De là, il résulte qu’aucune forme historique de la philosophie ne peut légitimement prétendre embrasser la totalité de la vérité, ni être l’explication plénière de l’être humain, du monde et du rapport de l’homme avec Dieu.

Et aujourd’hui, à cause de la multiplication des systèmes, des méthodes, des concepts et des argumentations philosophiques souvent extrêmement détaillées, un discernement critique à la lumière de la foi s’impose avec une plus grande urgence. Ce discernement n’est pas aisé, car, s’il est déjà difficile de reconnaître les capacités natives et inaliénables de la raison, avec ses limites constitutives et historiques, il est parfois encore plus problématique de discerner ce que les propositions philosophiques particulières offrent de valable et de fécond, du point de vue de la foi, et ce que, à l’inverse, elles présentent de dangereux et d’erroné. L’Eglise sait de toute façon que les « trésors de la sagesse et de la connaissance » sont cachés dans le Christ (Col 2,3) ; c’est pourquoi elle intervient en stimulant la réflexion philosophique, afin que ne se ferme pas la voie qui conduit à la reconnaissance du mystère.

52. Ce n’est pas seulement un fait récent que le Magistère intervienne pour exprimer sa pensée en ce qui concerne des doctrines philosophiques déterminées. A titre d’exemple, il suffit de rappeler, au cours des siècles, les déclarations à propos des théories qui soutenaient la préexistence des âmes, 56 ou encore à propos des diverses formes d’idolâtrie et d’ésotérisme superstitieux, contenues dans des thèses d’astrologie, 57 sans oublier les textes plus systématiques contre certaines thèses de l’averroïsme latin, incompatibles avec la foi chrétienne.58

Si la parole du Magistère s’est fait entendre plus souvent à partir du milieu du siècle dernier, c’est parce que, au cours de cette période, de nombreux catholiques se sont reconnu le devoir d’opposer leur propre philosophie aux courants variés de la pensée moderne. À ce point, il devenait nécessaire pour le Magistère de l’Eglise de veiller à ce que ces philosophies ne dévient pas, à leur tour, dans des formes erronées et négatives. Furent ainsi censurées parallèlement : d’une part, le fidéisme59 et le traditionalisme radical,60 pour leur défiance à l’égard des capacités naturelles de la raison ; d’autre part, le rationalisme61 et l’ontologisme,62 car ils attribuaient à la raison naturelle ce qui est connaissable uniquement à la lumière de la foi. Le contenu positif de ce débat fit l’objet d’un exposé organique dans la Constitution dogmatique Dei Filius, par laquelle, pour la première fois, un Concile œcuménique, Vatican I, intervenait solennellement sur les relations entre la raison et la foi. L’enseignement de ce texte donna une impulsion forte et positive à la recherche philosophique de nombreux croyants et il constitue encore aujourd’hui une référence et une norme pour une réflexion chrétienne correcte et cohérente dans ce domaine particulier.

53. Les déclarations du Magistère, plus que de thèses philosophiques particulières, se sont préoccupées de la nécessité de la connaissance rationnelle et donc en dernier ressort de l’approche philosophique pour l’intelligence de la foi. Le Concile Vatican I, faisant la synthèse et réaffirmant solennellement les enseignements que, de manière ordinaire et constante, le Magistère pontifical avait proposés aux fidèles, fit ressortir qu’étaient inséparables et en même temps irréductibles la connaissance naturelle de Dieu et la Révélation, ainsi que la raison et la foi. Le Concile partait de l’exigence fondamentale, présupposée par la Révélation elle-même, de la possibilité de la connaissance naturelle de l’existence de Dieu, principe et fin de toute chose, 63 et il concluait par l’assertion solennelle déjà citée : « Il existe deux ordres de connaissance, distincts non seulement par leur principe mais aussi par leur objet ».64 Contre toute forme de rationalisme, il fallait donc affirmer la distinction entre les mystères de la foi et les découvertes philosophiques, ainsi que la transcendance et l’antériorité des premiers par rapport aux secondes ; d’autre part, contre les tentations fidéistes, il était nécessaire que soit réaffirmée l’unité de la vérité et donc aussi la contribution positive que la connaissance rationnelle peut et doit apporter à la connaissance de foi : « Mais, bien que la foi soit au-dessus de la raison, il ne peut jamais y avoir de vrai désaccord entre la foi et la raison, étant donné que c’est le même Dieu qui révèle les mystères et communique la foi, et qui fait descendre dans l’esprit humain la lumière de la raison : Dieu ne pourrait se nier lui-même ni le vrai contredire jamais le vrai ».65

54. Dans notre siècle aussi, le Magistère est revenu à plusieurs reprises sur ce sujet, mettant en garde contre la tentation rationaliste. C’est sur cet arrière-fond que l’on doit situer les interventions du Pape saint Pie X, qui mit en relief le fait que, à la base du modernisme, il y avait des assertions philosophiques d’orientation phénoméniste, agnostique et immanentiste.66 On ne peut pas oublier non plus l’importance qu’eut le refus catholique de la philosophie marxiste et du communisme athée.67

Le Pape Pie XII à son tour fit entendre sa voix quand, dans l’encyclique Humani generis, il mit en garde contre des interprétations erronées, liées aux thèses de l’évolutionnisme, de l’existentialisme et de l’historicisme. Il précisait que ces thèses n’avaient pas été élaborées et n’étaient pas proposées par des théologiens, et qu’elles avaient leur origine « en dehors du bercail du Christ » ;68 il ajoutait aussi que de telles déviations n’étaient pas simplement à rejeter, mais étaient à examiner de manière critique : « Les théologiens et les philosophes catholiques, qui ont la lourde charge de défendre la vérité humaine et divine, et de la faire pénétrer dans les esprits humains, ne peuvent ni ignorer ni négliger ces systèmes qui s’écartent plus ou moins de la voie droite. Bien plus, ils doivent bien les connaître, d’abord parce que les maux ne se soignent bien que s’ils sont préalablement bien connus, ensuite parce qu’il se cache parfois dans des affirmations fausses elles-mêmes un élément de vérité, enfin parce que ces mêmes affirmations invitent l’esprit à scruter et à considérer plus soigneusement certaines vérités philosophiques et théologiques ».69

Plus récemment, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, accomplissant sa tâche spécifique au service du Magistère universel du Pontife romain, 70 a dû intervenir aussi pour rappeler le danger que comporte l’acceptation non critique, de la part de certains théologiens de la libération, de thèses et de méthodologies issues du marxisme.71

Dans le passé, le Magistère a donc exercé à maintes reprises et sous diverses modalités son discernement dans le domaine philosophique. Tout ce qu’ont apporté mes vénérés Prédécesseurs constitue une contribution précieuse qui ne peut pas être oubliée.

55. Si nous considérons notre situation actuelle, nous voyons que les problèmes du passé reviennent, mais sous de nouvelles formes. Il ne s’agit plus seulement de questions qui intéressent des personnes particulières ou des groupes, mais de convictions diffuses dans le milieu ambiant, au point de devenir en quelque sorte une mentalité commune. Il en va ainsi, par exemple, de la défiance radicale envers la raison que révèlent les plus récents développements de nombreuses études philosophiques. De plusieurs côtés, on a entendu parler, à ce propos, de « fin de la métaphysique » : on veut que la philosophie se contente de tâches plus modestes, à savoir la seule interprétation des faits, la seule recherche sur des champs déterminés du savoir humain ou sur ses structures.

Dans la théologie elle-même, les tentations du passé refont surface. Dans certaines théologies contemporaines par exemple, se développe de nouveau une forme de rationalisme, surtout quand des assertions retenues philosophiquement fondées sont considérées comme des normes pour la recherche théologique. Cela arrive avant tout quand le théologien, par manque de compétence philosophique, se laisse conditionner de manière acritique par des affirmations qui font désormais partie du langage et de la culture courants, mais dépourvues de base rationnelle suffisante.72

On rencontre aussi des dangers de repliement sur le fidéisme, qui ne reconnaît pas l’importance de la connaissance rationnelle et du discours philosophique pour l’intelligence de la foi, plus encore pour la possibilité même de croire en Dieu. Une expression aujourd’hui répandue de cette tendance fidéiste est le « biblicisme », qui tend à faire de la lecture de l’Ecriture Sainte ou de son exégèse l’unique point de référence véridique. Il arrive ainsi que la parole de Dieu s’identifie avec la seule Ecriture Sainte, rendant vaine de cette manière la doctrine de l’Eglise que le Concile œcuménique Vatican II a confirmée expressément. Après avoir rappelé que la parole de Dieu est présente à la fois dans les textes sacrés et dans la Tradition, 73 la Constitution Dei Verbum affirme avec force : « La sainte Tradition et la sainte Ecriture constituent un unique dépôt sacré de la parole de Dieu, confié à l’Eglise ; en y adhérant, le peuple saint tout entier uni à ses pasteurs ne cesse de rester fidèlement attaché à l’enseignement des Apôtres ».74 Cependant, pour l’Eglise, la sainte Écriture n’est pas la seule référence. En effet, la « règle suprême de sa foi » 75 lui vient de l’unité que l’Esprit a réalisée entre la sainte Tradition, la sainte Écriture et le Magistère de l’Eglise, en une réciprocité telle que les trois ne peuvent pas subsister de manière indépendante.76

En outre, il ne faut pas sous-estimer le danger inhérent à la volonté de faire découler la vérité de l’Ecriture Sainte de l’application d’une méthodologie unique, oubliant la nécessité d’une exégèse plus large qui permet d’accéder, avec toute l’Eglise, au sens plénier des textes. Ceux qui se consacrent à l’étude des saintes Ecritures doivent toujours avoir présent à l’esprit que les diverses méthodologies herméneutiques ont, elles aussi, à leur base une conception philosophique : il convient de l’examiner avec discernement avant de l’appliquer aux textes sacrés.

D’autres formes de fidéisme latent se reconnaissent au peu de considération accordée à la théologie spéculative, comme aussi au mépris pour la philosophie classique, aux notions desquelles l’intelligence de la foi et les formulations dogmatiques elles-mêmes ont puisé leur terminologie. Le Pape Pie XII de vénérée mémoire a mis en garde contre un tel oubli de la tradition philosophique et contre l’abandon des terminologies traditionnelles.77

56. En définitive, on observe une défiance fréquente envers des assertions globales et absolues, surtout de la part de ceux qui considèrent que la vérité est le résultat du consensus et non de l’adéquation de l’intelligence à la réalité objective. Il est certes compréhensible que, dans un monde où coexistent de nombreuses spécialités, il devienne difficile de reconnaître ce sens plénier et ultime de la vie que la philosophie a traditionnellement recherché. Néanmoins, à la lumière de la foi qui reconnaît en Jésus Christ ce sens ultime, je ne peux pas ne pas encourager les philosophes, chrétiens ou non, à avoir confiance dans les capacités de la raison humaine et à ne pas se fixer des buts trop modestes dans leur réflexion philosophique. La leçon de l’histoire de ce millénaire, que nous sommes sur le point d’achever, témoigne que c’est la voie à suivre : il faut ne pas perdre la passion pour la vérité ultime et l’ardeur pour la recherche, unies à l’audace pour découvrir de nouvelles voies. C’est la foi qui incite la raison à sortir de son isolement et à prendre volontiers des risques pour tout ce qui est beau, bon et vrai. La foi se fait ainsi l’avocat convaincu et convaincant de la raison.

L’intérêt de l’Eglise pour la philosophie

57. En tout cas, le Magistère ne s’est pas limité seulement à relever les erreurs et les déviations des doctrines philosophiques. Avec une égale attention, il a voulu réaffirmer les principes fondamentaux pour un renouveau authentique de la pensée philosophique, indiquant aussi les voies concrètes à suivre. En ce sens, par son encyclique Æterni Patris, le Pape Léon XIII a accompli un pas d’une réelle portée historique pour la vie de l’Eglise. Jusqu’à ce jour, ce texte a été l’unique document pontifical de ce niveau consacré entièrement à la philosophie. Ce grand Pontife a repris et développé l’enseignement du Concile Vatican I sur les rapports entre la foi et la raison, montrant que la pensée philosophique est une contribution fondamentale pour la foi et pour la science théologique.78 A plus d’un siècle de distance, de nombreux éléments contenus dans ce texte n’ont rien perdu de leur intérêt du point de vue tant pratique que pédagogique ; le premier entre tous est relatif à l’incomparable valeur de la philosophie de saint Thomas. Proposer à nouveau la pensée du Docteur angélique apparaissait au Pape Léon XIII comme la meilleure voie pour retrouver un usage de la philosophie conforme aux exigences de la foi. Saint Thomas, écrivait-il, « au moment même où, comme il convient, il distingue parfaitement la foi de la raison, les unit toutes deux par des liens d’amitié réciproque : il conserve à chacune ses droits propres et en sauvegarde la dignité ».79

58. On sait que cet appel pontifical a eu beaucoup d’heureuses conséquences. Les études sur la pensée de saint Thomas et des autres auteurs scolastiques en reçurent un nouvel élan. Les études historiques furent vigoureusement stimulées, avec pour corollaire la redécouverte des richesses de la pensée médiévale, jusqu’alors largement méconnues, et la constitution de nouvelles écoles thomistes. Avec l’utilisation de la méthodologie historique, la connaissance de l’œuvre de saint Thomas fit de grands progrès et nombreux furent les chercheurs qui introduisirent avec courage la tradition thomiste dans les discussions sur les problèmes philosophiques et théologiques de cette époque. Les théologiens catholiques les plus influents de ce siècle, à la réflexion et à la recherche desquels le Concile Vatican II doit beaucoup, sont fils de ce renouveau de la philosophie thomiste. Au cours du XXe siècle, l’Eglise a pu disposer ainsi d’un bon nombre de penseurs vigoureux, formés à l’école du Docteur angélique.

59. Quoi qu’il en soit, le renouveau thomiste et néothomiste n’a pas été l’unique signe de reprise de la pensée philosophique dans la culture d’inspiration chrétienne. Antérieurement déjà et parallèlement à l’invitation de Léon XIII, étaient apparus de nombreux philosophes catholiques qui, se rattachant à des courants de pensée plus récents, avaient produit des œuvres philosophiques de grande influence et de valeur durable, selon une méthodologie propre. Certains conçurent des synthèses d’une qualité telle qu’elles n’ont rien à envier aux grands systèmes de l’idéalisme ; d’autres, en outre, posèrent les fondements épistémologiques pour une nouvelle approche de la foi à la lumière d’une compréhension renouvelée de la conscience morale ; d’autres encore élaborèrent une philosophie qui, partant de l’analyse de l’immanence, ouvrait le chemin vers le transcendant ; et d’autres, enfin, tentèrent de conjuguer les exigences de la foi dans la perspective de la méthodologie phénoménologique. En réalité, selon divers points de vue, on a continué à pratiquer des modèles de spéculation philosophique qui entendaient maintenir vivante la grande tradition de la pensée chrétienne dans l’unité de la foi et de la raison.

60. Pour sa part, le Concile œcuménique Vatican II présente un enseignement très riche et très fécond en ce qui concerne la philosophie. Je ne peux oublier, surtout dans le contexte de cette Encyclique, qu’un chapitre entier de la Constitution Gaudium et spes donne en quelque sorte un condensé d’anthropologie biblique, source d’inspiration aussi pour la philosophie. Dans ces pages, il s’agit de la valeur de la personne humaine, créée à l’image de Dieu ; on y montre sa dignité et sa supériorité sur le reste de la création et on y fait apparaître la capacité transcendante de sa raison.80 Le problème de l’athéisme est aussi abordé dans Gaudium et spes et les erreurs de cette vision philosophique sont bien cernées, surtout face à l’inaliénable dignité de la personne humaine et de sa liberté. 81 L’expression culminante de ces pages revêt assurément une profonde signification philosophique ; je l’ai reprise dans ma première encyclique Redemptor hominis ; elle constitue un des points de référence constants de mon enseignement : « En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. En effet, Adam, le premier homme, était la figure de l’homme à venir, c’est-à-dire du Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui dévoile sa plus haute vocation ».82

Le Concile s’est aussi préoccupé de l’enseignement de la philosophie, à l’étude de laquelle doivent se consacrer les candidats au sacerdoce ; ce sont des recommandations qui peuvent s’étendre plus généralement à l’enseignement chrétien dans son ensemble. Le Concile déclare : « Les disciplines philosophiques seront enseignées de telle façon que les séminaristes soient amenés en premier lieu à acquérir une connaissance solide et cohérente de l’homme, du monde et de Dieu, en s’appuyant sur le patrimoine philosophique toujours valable, en tenant compte également des recherches philosophiques plus récentes ».83

Ces directives ont été à plusieurs reprises réaffirmées et explicitées dans d’autres documents du Magistère, dans le but de garantir une solide formation philosophique, surtout à ceux qui se préparent aux études théologiques. Pour ma part, j’ai plusieurs fois souligné l’importance de cette formation philosophique pour ceux qui devront un jour, dans la vie pastorale, être affrontés aux réalités du monde contemporain et saisir les causes de certains comportements pour y répondre aisément.84

61. Si, en diverses circonstances, il a été nécessaire d’intervenir sur ce thème, en réaffirmant aussi la valeur des intuitions du Docteur Angélique et en insistant sur l’assimilation de sa pensée, cela a souvent été lié au fait que les directives du Magistère n’ont pas toujours été observées avec la disponibilité souhaitée. Dans beaucoup d’écoles catholiques, au cours des années qui suivirent le Concile Vatican II, on a pu remarquer à ce sujet un certain étiolement dû à une estime moindre, non seulement de la philosophie scolastique, mais plus généralement de l’étude même de la philosophie. Avec étonnement et à regret, je dois constater qu’un certain nombre de théologiens partagent ce désintérêt pour l’étude de la philosophie.

Les raisons qui sont à l’origine de cette désaffection sont diverses. En premier lieu, il faut prendre en compte la défiance à l’égard de la raison que manifeste une grande partie de la philosophie contemporaine, abandonnant largement la recherche métaphysique sur les questions ultimes de l’homme, pour concentrer son attention sur des problèmes particuliers et régionaux, parfois même purement formels. En outre, il faut ajouter le malentendu qui est intervenu surtout par rapport aux « sciences humaines ». Le Concile Vatican II a plus d’une fois rappelé la valeur positive de la recherche scientifique en vue d’une connaissance plus profonde du mystère de l’homme.85 L’invitation faite aux théologiens, afin qu’ils connaissent ces sciences et, en l’occurrence, les appliquent correctement dans leurs recherches, ne doit pas, néanmoins, être interprétée comme une autorisation implicite à tenir la philosophie à l’écart ou à la remplacer dans la formation pastorale et dans la præparatio fidei. On ne peut oublier enfin l’intérêt retrouvé pour l’inculturation de la foi. De manière particulière, la vie des jeunes Eglises a permis de découvrir non seulement des formes élaborées de pensée, mais encore l’existence d’expressions multiples de sagesse populaire. Cela constitue un réel patrimoine de cultures et de traditions. Cependant, l’étude des usages traditionnels doit aller de pair avec la recherche philosophique. Cette dernière permettra de faire ressortir les traits positifs de la sagesse populaire, créant les liens nécessaires entre eux et l’annonce de l’Évangile.86

62. Je désire rappeler avec force que l’étude de la philosophie revêt un caractère fondamental et qu’on ne peut l’éliminer de la structure des études théologiques et de la formation des candidats au sacerdoce. Ce n’est pas un hasard si le curriculum des études théologiques est précédé par un temps au cours duquel il est prévu de se consacrer spécialement à l’étude de la philosophie. Ce choix, confirmé par le Concile du Latran V, 87 s’enracine dans l’expérience qui a mûri durant le Moyen-Âge, lorsque a été mise en évidence l’importance d’une construction harmonieuse entre le savoir philosophique et le savoir théologique. Cette organisation des études a influencé, facilité et stimulé, même si c’est de manière indirecte, une bonne partie du développement de la philosophie moderne. On en a un exemple significatif dans l’influence exercée par les Disputationes metaphysicæ de Francisco Suárez, qui trouvaient leur place même dans les universités luthériennes allemandes. A l’inverse, l’absence de cette méthodologie fut la cause de graves carences dans la formation sacerdotale comme dans la recherche théologique. Il suffit de penser, par exemple, au manque d’attention envers la réflexion et la culture modernes, qui a conduit à se fermer à toute forme de dialogue ou à l’acceptation indifférenciée de toute philosophie.

J’espère vivement que ces difficultés seront dépassées par une formation philosophique et théologique intelligente, qui ne doit jamais être absente dans l’Église.

63. En vertu des motifs déjà exprimés, il m’a semblé urgent de rappeler par cette Encyclique le grand intérêt que l’Eglise accorde à la philosophie ; et plus encore le lien profond qui unit le travail théologique à la recherche philosophique de la vérité. De là découle le devoir qu’a le Magistère d’indiquer et de stimuler un mode de pensée philosophique qui ne soit pas en dissonance avec la foi. Il m’incombe de proposer certains principes et certains points de référence que je considère comme nécessaires pour pouvoir instaurer une relation harmonieuse et effective entre la théologie et la philosophie. A leur lumière, il sera possible de préciser plus clairement les relations que la théologie doit entretenir avec les divers systèmes ou assertions philosophiques proposés dans le monde actuel, et de quel type de relations il s’agit.


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