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 - 21 avril 2024 - Saint Anselme de Cantorbéry
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Fides et Ratio

Chapitre 7 : Exigences et tâches actuelles

Les exigences impératives de la parole de Dieu

80. De manière explicite ou implicite, la sainte Écriture comprend une série d’éléments qui permettent de parvenir à une conception de l’homme et du monde d’une réelle densité philosophique. Les chrétiens ont pris conscience progressivement de la richesse de ces textes sacrés. Il en ressort que la réalité dont nous faisons l’expérience n’est pas l’absolu : elle n’est pas incréée, elle ne s’engendre pas non plus elle-même. Seul Dieu est l’Absolu. En outre, des pages de la Bible ressort une conception de l’homme comme imago Dei, qui inclut des données précises sur son être, sa liberté et l’immortalité de son esprit. Le monde créé n’étant pas autosuffisant, toute illusion d’une autonomie qui ignorerait la dépendance essentielle par rapport à Dieu de toute créature, y compris l’homme, conduirait à des situations dramatiques qui annihileraient la recherche rationnelle de l’harmonie et du sens de l’existence humaine.

Le problème du mal moral - la forme la plus tragique du mal - est également abordé dans la Bible : elle nous dit que le mal ne résulte pas de quelque déficience due à la matière, mais qu’il est une blessure qui provient de ce qu’exprime de manière désordonnée la liberté humaine. La parole de Dieu, enfin, met en évidence le problème du sens de l’existence et donne sa réponse en orientant l’homme vers Jésus Christ, le Verbe de Dieu incarné, qui accomplit en plénitude l’existence humaine. D’autres aspects pourraient être explicités à partir de la lecture du texte sacré ; en tout cas, ce qui ressort, c’est le refus de toute forme de relativisme, de matérialisme ou de panthéisme.

La conviction fondamentale de cette « philosophie » contenue dans la Bible est que la vie humaine et le monde ont un sens et sont orientés vers leur accomplissement qui se réalise en Jésus Christ. Le mystère de l’Incarnation restera toujours le centre par rapport auquel il faut se situer pour pouvoir comprendre l’énigme de l’existence humaine, du monde créé et de Dieu lui-même. Dans ce mystère, la philosophie doit relever des défis extrêmes, parce que la raison est appelée à faire sienne une logique qui dépasse les barrières à l’intérieur desquelles elle risque de s’enfermer elle-même. Mais c’est seulement par là que l’on arrive au sommet du sens de l’existence. En effet, l’essence intime de Dieu et celle de l’homme deviennent intelligibles : dans le mystère du Verbe incarné, la nature divine et la nature humaine sont sauvegardées, chacune d’elles restant autonome ; en même temps est manifesté le lien unique de leur rapport réciproque sans confusion.97

81. On doit noter que l’un des aspects les plus marquants de notre condition actuelle est la « crise du sens ». Les points de vue sur la vie et sur le monde, souvent de caractère scientifique, se sont tellement multipliés que, en fait, nous assistons au développement du phénomène de la fragmentation du savoir. C’est précisément cela qui rend difficile et souvent vaine la recherche d’un sens. Et même - ce qui est encore plus dramatique -, dans cet enchevêtrement de données et de faits où l’on vit et qui paraît constituer la trame même de l’existence, plus d’un se demande si cela a encore un sens de s’interroger sur le sens. La pluralité des théories qui se disputent la réponse, ou les différentes manières de concevoir et d’interpréter le monde et la vie de l’homme, ne font qu’aiguiser ce doute radical qui amène vite à sombrer dans le scepticisme, dans l’indifférence ou dans les diverses formes de nihilisme.

La conséquence de tout cela est que l’esprit humain est souvent envahi par une forme de pensée ambiguë qui l’amène à s’enfermer encore plus en lui-même, dans les limites de sa propre immanence, sans aucune référence au transcendant. Une philosophie qui ne poserait pas la question du sens de l’existence courrait le grave risque de réduire la raison à des fonctions purement instrumentales, sans aucune passion authentique pour la recherche de la vérité.

Pour être en harmonie avec la parole de Dieu, il est avant tout nécessaire que la philosophie retrouve sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et global de la vie. Tout bien considéré, cette première exigence constitue un stimulant très utile pour la philosophie, afin qu’elle se conforme à sa propre nature. De cette manière, en effet, elle ne sera pas seulement l’instance critique déterminante qui montre aux divers domaines du savoir scientifique leurs fondements et leurs limites, mais elle se situera aussi comme l’instance dernière de l’unification du savoir et de l’agir humain, les amenant à converger vers un but et un sens derniers. Cette dimension sapientielle est d’autant plus indispensable aujourd’hui que l’immense accroissement du pouvoir technique de l’humanité demande une conscience vive et renouvelée des valeurs ultimes. Si ces moyens techniques ne devaient pas être ordonnés à une fin non purement utilitariste, ils pourraient vite manifester leur inhumanité et même se transformer en potentiel destructeur du genre humain.98

La parole de Dieu révèle la fin dernière de l’homme et donne un sens global à son agir dans le monde. C’est pourquoi elle invite la philosophie à s’engager dans la recherche du fondement naturel de ce sens, qui est l’aspiration religieuse constitutive de toute personne. Une philosophie qui voudrait refuser la possibilité d’un sens dernier et global serait non seulement inappropriée, mais erronée.

82. D’ailleurs, ce rôle sapientiel ne pourrait être rempli par une philosophie qui ne serait pas elle-même un savoir authentique et vrai, c’est-à-dire qui se limiterait aux aspects particuliers et relatifs du réel - qu’ils soient fonctionnels, formels ou utilitaires -, mais ne traiterait pas aussi de sa vérité totale et définitive, autrement dit de l’être même de l’objet de la connaissance. Voici donc une deuxième exigence : s’assurer de la capacité de l’homme de parvenir à la connaissance de la vérité, une connaissance qui parvient à la vérité objective à partir de l’adæquatio rei et intellectus sur laquelle s’appuient les Docteurs de la scolastique.99 Cette exigence, propre à la foi, a été explicitement réaffirmée par le Concile Vatican II : « En effet, l’intelligence ne se limite pas aux seuls phénomènes, mais elle est capable d’atteindre la réalité intelligible, avec une vraie certitude, même si, par suite du péché, elle est en partie obscurcie et affaiblie ».100

Une philosophie résolument phénoméniste ou relativiste se révélerait inadéquate pour aider à approfondir la richesse contenue dans la parole de Dieu. La sainte Ecriture, en effet, présuppose toujours que l’homme, même s’il est coupable de duplicité et de mensonge, est capable de connaître et de saisir la vérité limpide et simple. Dans les Livres sacrés, et dans le Nouveau Testament en particulier, se trouvent des textes et des affirmations de portée proprement ontologique. Les auteurs inspirés, en effet, ont voulu formuler des affirmations vraies, c’est-à-dire propres à exprimer la réalité objective. On ne peut dire que la tradition catholique ait commis une erreur lorsqu’elle a compris certains textes de saint Jean et de saint Paul comme des affirmations sur l’être même du Christ. La théologie, quand elle s’efforce de comprendre et d’expliquer ces affirmations, a donc besoin de l’apport d’une philosophie qui ne nie pas la possibilité d’une connaissance qui soit objectivement vraie, tout en étant toujours perfectible. Ce qui vient d’être dit vaut aussi pour les jugements de la conscience morale, dont l’Ecriture Sainte présuppose qu’ils peuvent être objectivement vrais.101

83. Les deux exigences que l’on vient d’évoquer en comportent une troisième : la nécessité d’une philosophie de portée authentiquement métaphysique, c’est-à-dire apte à transcender les données empiriques pour parvenir, dans sa recherche de la vérité, à quelque chose d’absolu, d’ultime et de fondateur. C’est là une exigence implicite tant dans la connaissance de nature sapientielle que dans la connaissance de nature analytique ; en particulier, cette exigence est propre à la connaissance du bien moral, dont le fondement ultime est le souverain Bien, Dieu lui-même. Mon intention n’est pas ici de parler de la métaphysique comme d’une école précise ou d’un courant historique particulier. Je désire seulement déclarer que la réalité et la vérité transcendent le factuel et l’empirique, et je souhaite affirmer la capacité que possède l’homme de connaître cette dimension transcendante et métaphysique d’une manière véridique et certaine, même si elle est imparfaite et analogique. Dans ce sens, il ne faut pas considérer la métaphysique comme un substitut de l’anthropologie, car c’est précisément la métaphysique qui permet de fonder le concept de la dignité de la personne en raison de sa condition spirituelle. En particulier, c’est par excellence la personne même qui atteint l’être et, par conséquent, mène une réflexion métaphysique.

Partout où l’homme constate un appel à l’absolu et à la transcendance, il lui est donné d’entrevoir la dimension métaphysique du réel : dans le vrai, dans le beau, dans les valeurs morales, dans la personne d’autrui, dans l’être même, en Dieu. Un grand défi qui se présente à nous au terme de ce millénaire est celui de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu’urgent, du phénomène au fondement. Il n’est pas possible de s’arrêter à la seule expérience ; même quand celle-ci exprime et rend manifeste l’intériorité de l’homme et sa spiritualité, il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose. Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de médiation dans l’intelligence de la Révélation.

La parole de Dieu se rapporte continuellement à ce qui dépasse l’expérience, et même la pensée de l’homme ; mais ce ’mystère’ ne pourrait pas être révélé, ni la théologie en donner une certaine intelligence, 102 si la connaissance humaine était rigoureusement limitée au monde de l’expérience sensible. La métaphysique se présente donc comme une médiation privilégiée dans la recherche théologique. Une théologie dépourvue de perspective métaphysique ne pourrait aller au-delà de l’analyse de l’expérience religieuse, et elle ne permettrait pas à l’intellectus fidei d’exprimer de manière cohérente la valeur universelle et transcendante de la vérité révélée.

Si j’insiste tant sur la composante métaphysique, c’est parce que je suis convaincu que c’est la voie nécessaire pour surmonter la situation de crise qui s’étend actuellement dans de larges secteurs de la philosophie et pour corriger ainsi certains comportements déviants répandus dans notre société.

84 L’importance de l’approche métaphysique devient encore plus évidente si l’on considère le développement actuel des sciences herméneutiques et des différentes analyses du langage. Les résultats obtenus par ces études peuvent être très utiles pour l’intelligence de la foi, dans la mesure où ils rendent manifestes la structure de notre pensée et de notre expression, ainsi que le sens véhiculé par le langage. Mais il y a des spécialistes de ces sciences qui, dans leurs recherches, tendent à s’en tenir à la manière dont on comprend et dont on dit la réalité, en s’abstenant de vérifier les possibilités qu’a la raison d’en découvrir l’essence. Comment ne pas voir dans cette attitude une confirmation de la crise de confiance que traverse notre époque à l’égard des capacités de la raison ? Et quand, à cause de postulats aprioristes, ces thèses tendent à obscurcir le contenu de la foi ou à en dénier la validité universelle, non seulement elles rabaissent la raison, mais elles se mettent d’elles-mêmes hors jeu. En effet, la foi présuppose clairement que le langage humain est capable d’exprimer de manière universelle - même si c’est en termes analogiques, mais non moins significatifs pour autant - la réalité divine et transcendante.103 S’il n’en était pas ainsi, la parole de Dieu, qui est toujours une parole divine dans un langage humain, ne serait capable de rien exprimer sur Dieu. L’interprétation de cette parole ne peut pas nous renvoyer seulement d’une interprétation à une autre, sans jamais nous permettre de parvenir à une affirmation simplement vraie ; sans quoi, il n’y aurait pas de révélation de Dieu, mais seulement l’expression de conceptions humaines sur Lui et sur ce que l’on suppose qu’Il pense de nous.

85. Je sais bien que ces exigences imposées à la philosophie par la parole de Dieu peuvent sembler rigoureuses à beaucoup de ceux qui vivent la situation actuelle de la recherche philosophique. C’est justement pour cela que, faisant mien ce que les Souverains Pontifes ne cessent d’enseigner depuis plusieurs générations et que le Concile Vatican II a lui-même redit, je désire exprimer avec force la conviction que l’homme est capable de parvenir à une conception unifiée et organique du savoir. C’est là l’une des tâches dont la pensée chrétienne devra se charger au cours du prochain millénaire de l’ère chrétienne. La fragmentation du savoir entrave l’unité intérieure de l’homme contemporain, parce qu’elle entraîne une approche parcellaire de la vérité et que, par conséquent, elle fragmente le sens. Comment l’Eglise pourrait-elle ne pas s’en inquiéter ? Cette tâche d’ordre sapientiel dévolue aux Pasteurs découle pour eux directement de l’Evangile et ils ne peuvent se soustraire au devoir de l’accomplir.

Je considère que ceux qui veulent répondre en philosophes aux exigences que la parole de Dieu présente à la pensée humaine devraient construire leur discours en se fondant sur ces postulats et se situer de manière cohérente en continuité avec la grande tradition qui, commencée par les anciens, passe par les Pères de l’Eglise et les maîtres de la scolastique, pour aller jusqu’à intégrer les acquis essentiels de la pensée moderne et contemporaine. S’il sait puiser dans cette tradition et s’en inspirer, le philosophe ne manquera pas de se montrer fidèle à l’exigence d’autonomie de la pensée philosophique.

Dans ce sens, il est tout à fait significatif que, dans le contexte d’aujourd’hui, certains philosophes se fassent les promoteurs de la redécouverte du rôle déterminant de la tradition pour un juste mode de connaissance. En effet, le recours à la tradition n’est pas un simple rappel du passé ; il consiste plutôt à reconnaître la validité d’un patrimoine culturel qui appartient à toute l’humanité. On pourrait même dire que c’est nous qui relevons de la tradition et que nous ne pouvons pas en disposer à notre guise. C’est bien le fait d’aller jusqu’aux racines de la tradition qui nous permet d’exprimer aujourd’hui une pensée originale, nouvelle et tournée vers l’avenir. Un tel rappel est encore plus valable pour la théologie. Non seulement parce qu’elle a la Tradition vivante de l’Eglise comme source originelle, 104 mais aussi parce que, à cause de cela, elle doit être capable de retrouver la tradition théologique profonde qui a jalonné les époques antérieures, de même que la tradition constante de la philosophie qui, dans son authentique sagesse, a su franchir les limites de l’espace et du temps.

86. L’insistance sur la nécessité d’un rapport étroit de continuité entre la réflexion philosophique contemporaine et celle qu’a élaborée la tradition chrétienne tend à prévenir les risques inhérents à certains types de pensée particulièrement répandus aujourd’hui. Même si c’est sommairement, il me paraît opportun de m’arrêter à certaines de ces tendances afin de signaler leurs erreurs et les dangers qu’elles présentent pour l’activité philosophique.

La première de ces tendances est celle que l’on nomme éclectisme, terme par lequel on désigne l’attitude de ceux qui, dans la recherche, dans l’enseignement et dans la discussion, même théologique, ont l’habitude d’adopter différentes idées empruntées à diverses philosophies, sans prêter attention ni à leur cohérence, ni à leur appartenance à un système, ni à leur contexte historique. On se place ainsi dans des conditions telles que l’on ne peut distinguer la part de vérité d’une pensée de ce qu’elle peut comporter d’erroné ou d’inapproprié. On rencontre aussi une forme extrême d’éclectisme dans l’usage rhétorique abusif de termes philosophiques auquel certains théologiens se laissent parfois aller. Ce genre d’exploitation ne contribue pas à la recherche de la vérité et ne prépare pas la raison - théologique ou philosophique - à argumenter de manière sérieuse et scientifique. L’étude rigoureuse et approfondie des doctrines philosophiques, de leur langage propre et du contexte où elles ont été conçues aide à surmonter les risques de l’éclectisme et permet de les intégrer de manière appropriée dans l’argumentation théologique.

87. L’éclectisme est une erreur de méthode, mais il pourrait aussi receler les thèses del ’historicisme. Pour comprendre correctement une doctrine du passé, il est nécessaire que celle-ci soit replacée dans son contexte historique et culturel. La thèse fondamentale de l’historicisme, au contraire, consiste à établir la vérité d’une philosophie à partir de son adéquation à une période déterminée et à une tâche déterminée dans l’histoire. Ainsi on nie au moins implicitement la validité pérenne du vrai. L’historiciste soutient que ce qui était vrai à une époque peut ne plus l’être à une autre. En somme, il considère l’histoire de la pensée comme pas grand-chose de plus que des vestiges archéologiques auxquels on fait appel pour exposer des positions du passé désormais en grande partie révolues et sans portée pour le présent. A l’inverse, on doit tenir que, même si la formulation est dans une certaine mesure liée à l’époque et à la culture, la vérité ou l’erreur qu’exprimaient ces dernières peuvent en tout cas être reconnues et examinées comme telles, malgré la distance spatio-temporelle.

Dans la réflexion théologique, l’historicisme tend à se présenter tout au plus sous la forme du "modernisme". Avec la juste préoccupation de rendre le discours théologique actuel et assimilable pour les contemporains, on ne recourt qu’aux assertions et au langage philosophiques les plus récents, en négligeant les objections critiques que l’on devrait éventuellement soulever à la lumière de la tradition. Cette forme de modernisme, du fait qu’elle confond l’actualité avec la vérité, se montre incapable de satisfaire aux exigences de vérité auxquelles la théologie est appelée à répondre.

88. Le scientisme est un autre danger qu’il faut prendre en considération. Cette conception philosophique se refuse à admettre comme valables des formes de connaissance différentes de celles qui sont le propre des sciences positives, renvoyant au domaine de la pure imagination la connaissance religieuse et théologique, aussi bien que le savoir éthique et esthétique. Antérieurement, cette idée s’exprimait à travers le positivisme et le néo-positivisme, qui considéraient comme dépourvues de sens les affirmations de caractère métaphysique. La critique épistémologique a discrédité cette position, mais voici qu’elle renaît sous les traits nouveaux du scientisme. Dans cette perspective, les valeurs sont réduites à de simples produits de l’affectivité et la notion d’être est écartée pour faire place à la pure et simple factualité. La science s’apprête donc à dominer tous les aspects de l’existence humaine au moyen du progrès technologique. Les succès indéniables de la recherche scientifique et de la technologie contemporaines ont contribué à répandre la mentalité scientiste, qui semble ne plus avoir de limites, étant donné la manière dont elle a pénétré les différentes cultures et les changements radicaux qu’elle y a apportés.

On doit malheureusement constater que le scientisme considère comme relevant de l’irrationnel ou de l’imaginaire ce qui touche à la question du sens de la vie. Dans ce courant de pensée, on n’est pas moins déçu par son approche des grands problèmes de la philosophie qui, lorsqu’ils ne sont pas ignorés, sont abordés par des analyses appuyées sur des analogies superficielles et dépourvues de fondement rationnel. Cela amène à appauvrir la réflexion humaine, en lui retirant la possibilité d’aborder les problèmes de fond que l’animal rationale s’est constamment posés depuis le début de son existence sur la terre. Dans cette perspective, ayant écarté la critique motivée par une évaluation éthique, la mentalité scientiste a réussi à faire accepter par beaucoup l’idée que ce qui est techniquement réalisable devient par là-même moralement acceptable.

89. Présentant tout autant de dangers, le pragmatisme est l’attitude d’esprit de ceux qui, en opérant leurs choix, excluent le recours à la réflexion théorétique ou à des évaluations fondées sur des principes éthiques. Les conséquences pratiques de cette manière de penser sont considérables. En particulier, on en vient à défendre une conception de la démocratie qui ne prend pas en considération la référence à des fondements d’ordre axiologique et donc immuables : c’est à partir d’un vote de la majorité parlementaire que l’on décide du caractère admissible ou non d’un comportement déterminé.105 La conséquence d’une telle manière de voir apparaît clairement : les grandes décisions morales de l’homme sont en fait soumises aux délibérations peu à peu prises par les organismes institutionnels. De plus, la même anthropologie est largement dépendante du fait qu’elle propose une conception unidimensionnelle de l’être humain, dont sont exclus les grands dilemmes éthiques et les analyses existentielles sur le sens de la souffrance et du sacrifice, de la vie et de la mort.

90. Les thèses examinées jusqu’ici induisent, à leur tour, une conception plus générale qui paraît constituer aujourd’hui la perspective commune de nombreuses philosophies qui ont renoncé au sens de l’être. Je pense ici à la lecture nihiliste qui est à la fois le refus de tout fondement et la négation de toute vérité objective. Le nihilisme, avant même de s’opposer aux exigences et au contenu propres à la parole de Dieu, est la négation de l’humanité de l’homme et de son identité même. On ne peut oublier, en effet, que, lorsqu’on néglige la question de l’être, cela amène inévitablement à perdre le contact avec la vérité objective et, par suite, avec le fondement sur lequel repose la dignité de l’homme. On ouvre ainsi la possibilité d’effacer du visage de l’homme les traits qui manifestent sa ressemblance avec Dieu, pour l’amener progressivement à une volonté de puissance destructrice ou au désespoir de la solitude. Une fois la vérité retirée à l’homme, il est réellement illusoire de prétendre le rendre libre. Vérité et liberté, en effet, vont de pair ou bien elles périssent misérablement ensemble. 106

91. En commentant les courants de pensée que je viens d’évoquer, je n’avais pas l’intention de présenter un tableau complet de la situation actuelle de la philosophie : du reste, il serait difficile de la ramener à un panorama unifié. Je tiens à souligner le fait que l’héritage du savoir et de la sagesse s’est effectivement enrichi dans de nombreux domaines. Qu’il suffise de citer la logique, la philosophie du langage, l’épistémologie, la philosophie de la nature, l’anthropologie, l’analyse approfondie des modes affectifs de la connaissance, l’approche existentielle de l’analyse de la liberté. D’autre part, l’affirmation du principe d’immanence, qui est centrale pour la prétention rationaliste, a suscité, à partir du siècle dernier, des réactions qui ont porté à une remise en cause radicale de postulats considérés comme indiscutables. Ainsi sont apparus des courants irrationalistes, tandis que la critique mettait en évidence l’inanité de l’exigence d’autofondation absolue de la raison.

Certains penseurs ont donné à notre époque le qualificatif de « post-modernité ». Ce terme, fréquemment utilisé dans des contextes très différents les uns des autres, désigne l’émergence d’un ensemble de facteurs nouveaux qui, par leur extension et leur efficacité, se sont révélés capables de provoquer des changements significatifs et durables. Ce terme a ainsi été employé d’abord au sujet de phénomènes d’ordre esthétique, social ou technologique. Ensuite, il est passé dans le domaine philosophique, mais il reste affecté d’une certaine ambiguïté, parce que le jugement sur ce que l’on qualifie de « post-moderne » est alternativement positif ou négatif, et aussi parce qu’il n’y a pas de consensus sur le problème délicat de la délimitation des différentes époques de l’histoire. Mais il ne fait pas de doute que les courants de pensée qui se réclament de la post-modernité méritent d’être attentivement considérés. Selon certains d’entre eux, en effet, le temps des certitudes serait irrémédiablement révolu, l’homme devrait désormais apprendre à vivre dans une perspective d’absence totale de sens, à l’enseigne du provisoire et de l’éphémère. De nombreux auteurs, dans leur critique destructrice de toute certitude, ignorant les distinctions nécessaires, contestent également les certitudes de la foi.

Ce nihilisme trouve en quelque sorte sa confirmation dans l’expérience terrible du mal qui a marqué notre époque. Devant le tragique de cette expérience, l’optimisme rationaliste qui voyait dans l’histoire l’avancée victorieuse de la raison, source de bonheur et de liberté, ne s’est pas maintenu, à tel point qu’une des plus graves menaces de cette fin de siècle est la tentation du désespoir.

Il reste toutefois vrai qu’une certaine mentalité positiviste continue à accréditer l’illusion que, grâce aux conquêtes scientifiques et techniques, l’homme, en tant que démiurge, peut parvenir seul à se rendre pleinement maître de son destin.

Les tâches actuelles de la théologie

92. Aux diverses époques de l’histoire, la théologie, dans sa fonction d’intelligence de la Révélation, a toujours été amenée à recevoir les éléments des différentes cultures pour y faire entrer, par sa médiation, le contenu de la foi selon une conceptualisation cohérente. Aujourd’hui encore, une double tâche lui incombe. En effet, d’une part, elle doit remplir la mission que le Concile Vatican II lui a confiée en son temps : renouveler ses méthodes en vue de servir plus efficacement l’évangélisation. Comment ne pas rappeler, dans cette perspective, les paroles prononcées par le Souverain Pontife Jean XXIII à l’ouverture du Concile ? Il dit alors : « Il faut que, répondant à la vive attente de tous ceux qui aiment la religion chrétienne, catholique et apostolique, cette doctrine soit plus largement et plus profondément connue, et que les esprits en soient plus pleinement imprégnés et formés ; il faut que cette doctrine certaine et immuable, que l’on doit suivre fidèlement, soit explorée et exposée de la manière que demande notre époque ».107 D’autre part, la théologie doit porter son regard sur la vérité dernière qui lui est confiée par la Révélation, sans se contenter de s’arrêter à des stades intermédiaires. Il est bon pour le théologien de se rappeler que son travail répond « au dynamisme présent dans la foi elle-même » et que l’objet propre de sa recherche est « la Vérité, le Dieu vivant et son dessein de salut révélé en Jésus Christ ».108 Ce devoir, qui revient en premier lieu à la théologie, implique en même temps la philosophie. La somme des problèmes qui s’imposent aujourd’hui, en effet, demande un travail commun, même s’il est conduit avec des méthodes différentes, afin que la vérité soit de nouveau reconnue et exprimée. La Vérité, qui est le Christ, s’impose comme une autorité universelle qui gouverne, stimule et fait grandir (cf. Ep 4,15) aussi bien la théologie que la philosophie.

Croire en la possibilité de connaître une vérité universellement valable n’est pas du tout une source d’intolérance ; au contraire, c’est la condition nécessaire pour un dialogue sincère et authentique entre les personnes. C’est seulement à cette condition qu’il est possible de surmonter les divisions et de parcourir ensemble le chemin qui mène à la vérité tout entière, en suivant les sentiers que seul l’Esprit du Seigneur ressuscité connaît. 109 En fonction des tâches actuelles de la théologie, je désire maintenant montrer comment l’exigence de l’unité se présente concrètement aujourd’hui.

93. L’objectif principal de la théologie consiste à présenter l’intelligence de la Révélation et le contenu de la foi. Mais c’est la contemplation du mystère même de Dieu Un et Trine qui sera le véritable centre de sa réflexion. On n’y accède qu’en réfléchissant sur le mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu : il s’est fait homme et par la suite est allé au-devant de sa passion et de sa mort, mystère qui aboutira à sa résurrection glorieuse et à son ascension à la droite du Père, d’où il enverra l’Esprit de vérité pour établir et animer son Église. Dans cette perspective, il apparaît que la première tâche de la théologie est l’intelligence de la kénose de Dieu, vrai et grand mystère pour l’esprit humain auquel il semble impossible de soutenir que la souffrance et la mort puissent exprimer l’amour qui se donne sans rien demander en retour. De ce point de vue, l’exigence primordiale et urgente qui s’impose est une analyse attentive des textes : en premier lieu, des textes scripturaires, puis de ceux par lesquels s’exprime la Tradition vivante de l’Eglise. À ce propos certains problèmes se posent aujourd’hui, en partie seulement nouveaux, dont la solution satisfaisante ne pourra être trouvée sans l’apport de la philosophie.

94. Un premier élément problématique concerne le rapport entre le signifié et la vérité. Comme tout autre texte, les sources qu’interprète le théologien transmettent d’abord un signifié, qu’il faut saisir et exposer. Or ce signifié se présente comme la vérité sur Dieu, communiquée par Dieu lui-même à travers le texte sacré. Ainsi, dans le langage humain, prend corps le langage de Dieu, qui communique sa vérité avec la « condescendance » admirable qui est conforme à la logique de l’Incarnation.110 En interprétant les sources de la Révélation, il est donc nécessaire que la théologie se demande quelle est la vérité profonde et authentique que les textes entendent communiquer, compte tenu des limites du langage.

En ce qui concerne les textes bibliques, et les Evangiles en particulier, leur vérité ne se réduit assurément pas au récit d’événements purement historiques ou à la révélation de faits neutres, comme le voudrait le positivisme historiciste.111 Au contraire, ces textes exposent des événements dont la vérité se situe au-delà du simple fait historique : elle se trouve dans leur signification dans et pour l’histoire du salut. Cette vérité reçoit sa pleine explicitation dans la lecture que l’Église poursuit au long des siècles, en gardant immuable le sens originel. Il est donc urgent que l’on s’interroge également du point de vue philosophique sur le rapport qui existe entre le fait et sa signification, rapport qui constitue le sens spécifique de l’histoire.

95. La parole de Dieu ne s’adresse pas qu’à un seul peuple ou à une seule époque. De même, les énoncés dogmatiques, tout en dépendant parfois de la culture de la période où ils ont été adoptés, formulent une vérité stable et définitive. Il faut alors se demander comment on peut concilier l’absolu et l’universalité de la vérité avec l’inéluctable conditionnement historique et culturel des formules qui l’expriment. Comme je l’ai dit plus haut, les thèses de l’historicisme ne sont pas défendables. Par contre, l’application d’une herméneutique ouverte aux exigences de la métaphysique est susceptible de montrer comment, à partir des circonstances historiques et contingentes dans lesquelles les textes ont été conçus, s’opère le passage à la vérité qu’ils expriment, vérité qui va au-delà de ces conditionnements.

Par son langage historique et situé, l’homme peut exprimer des vérités qui transcendent l’événement linguistique. La vérité ne peut en effet jamais être circonscrite dans le temps et dans la culture ; elle est connue dans l’histoire, mais elle dépasse l’histoire elle-même.

96.Cette considération permet d’entrevoir la solution d’un autre problème, celui de la validité durable du langage conceptuel utilisé dans les définitions conciliaires. Mon vénéré prédécesseur Pie XII avait déjà abordé la question dans son encyclique Humani generis.112

Réfléchir à cette question n’est pas facile, parce que l’on doit tenir compte sérieusement du sens que les mots prennent dans les différentes cultures et les différentes époques. L’histoire de la pensée montre en tout cas que, à travers l’évolution et la diversité des cultures, certains concepts de base gardent leur valeur cognitive universelle et, par conséquent, la vérité des propositions qu’ils expriment.113 S’il n’en était pas ainsi, la philosophie et les sciences ne pourraient communiquer entre elles, et elles ne pourraient pas être reçues dans des cultures différentes de celles dans lesquelles elles ont été pensées et élaborées. Le problème herméneutique existe donc, mais il est soluble. La valeur réaliste de nombreux concepts n’exclut pas d’autre part que leur signification soit souvent imparfaite. La spéculation philosophique pourrait être d’un grand secours dans ce domaine. Il est donc souhaitable qu’elle s’engage particulièrement à approfondir le rapport entre le langage conceptuel et la vérité, et qu’elle propose des manières adéquates de comprendre correctement ce rapport.

97. Si l’interprétation des sources est une fonction importante de la théologie, la compréhension de la vérité révélée, ou l’élaboration de l’intellectus fidei, est ensuite pour elle une des tâches les plus délicates et les plus exigeantes. Comme il a déjà été dit, l’intellectus fidei suppose l’apport d’une philosophie de l’être qui permette avant tout à la théologie dogmatique de jouer pleinement son rôle. Le pragmatisme dogmatique du début de ce siècle, selon lequel les vérités de la foi ne seraient que des règles de conduite, a déjà été réfuté et rejeté ;114 malgré cela, la tentation demeure toujours de comprendre ces vérités de manière uniquement fonctionnelle. Si tel était le cas, on en resterait à une démarche inappropriée, réductrice et dépourvue de la vigueur spéculative nécessaire. Par exemple, une christologie qui procéderait unilatéralement « d’en bas », comme on dit aujourd’hui, ou une ecclésiologie élaborée uniquement sur le modèle des sociétés civiles pourraient difficilement échapper à ce genre de réductionnisme.

Si l’intellectus fidei veut intégrer toute la richesse de la tradition théologique, il doit recourir à la philosophie de l’être. Cette dernière devra être capable de reprendre le problème de l’être en fonction des exigences et des apports de toute la tradition philosophique, y compris de la plus récente, en évitant de tomber dans la répétition stérile de schémas dépassés. La philosophie de l’être, dans le cadre de la tradition métaphysique chrétienne, est une philosophie dynamique, qui voit la réalité dans ses structures ontologiques, causales et relationnelles. Elle trouve sa force et sa pérennité dans le fait qu’elle se fonde sur l’acte même de l’être, qui permet une ouverture pleine et globale à toute la réalité, en dépassant toutes les limites jusqu’à parvenir à Celui qui mène toute chose à son accomplissement.115 Dans la théologie, qui tient ses principes de la Révélation en tant que source nouvelle de connaissance, cette perspective se trouve confirmée en vertu du rapport étroit qui relie la foi et la rationalité métaphysique.

98. Des considérations analogues peuvent être faites également par rapport à la théologie morale. Il est urgent de revenir aussi à la philosophie dans le champ d’intelligence de la foi qui concerne l’agir des croyants. Devant les défis contemporains dans les domaines social, économique, politique et scientifique, la conscience éthique de l’homme est désorientée. Dans l’encyclique Veritatis splendor, j’ai fait remarquer que beaucoup de problèmes qui se posent dans le monde actuel découlent d’une « crise au sujet de la vérité [...]. Une fois perdue l’idée d’une vérité universelle quant au bien connaissable par la raison humaine, la conception de la conscience est, elle aussi, inévitablement modifiée : la conscience n’est plus considérée dans sa réalité originelle, c’est-à-dire comme un acte de l’intelligence de la personne, qui a pour rôle d’appliquer la connaissance universelle du bien dans une situation déterminée et d’exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite choisir ici et maintenant ; on a tendance à attribuer à la conscience individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de manière autonome, et d’agir en conséquence. Cette vision ne fait qu’un avec une éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité, différente de la vérité des autres ».116

Dans toute l’encyclique, j’ai clairement souligné le rôle fondamental de la vérité dans le domaine de la morale. Cette vérité, en ce qui concerne la plupart des problèmes éthiques les plus urgents, demande que la théologie morale mène une réflexion approfondie et sache faire ressortir que ses racines sont dans la parole de Dieu. Pour pouvoir remplir cette mission, la théologie morale doit recourir à une éthique philosophique portant sur la vérité du bien, et donc à une éthique ni subjectiviste ni utilitariste. L’éthique que l’on attend implique et présuppose une anthropologie philosophique et une métaphysique du bien. En s’appuyant sur cette vision unitaire, nécessairement liée à la sainteté chrétienne et à la pratique des vertus humaines et surnaturelles, la théologie morale sera en mesure d’aborder d’une manière plus appropriée et plus efficace les différents problèmes de sa compétence, tels que la paix, la justice sociale, la famille, la défense de la vie et de l’environnement naturel.

99. L’œuvre théologique de l’Église est d’abord au service de l’annonce de la foi et de la catéchèse. 117 L’annonce ou kérygme appelle à la conversion, en proposant la vérité du Christ qui culmine en son Mystère pascal : en effet, il n’est possible de connaître la plénitude de la vérité qui sauve que dans le Christ (cf. Ac 4,12 ; 1 Tm 2, 4-6).

Dans ce contexte, on comprend bien pourquoi, à côté de la théologie, la mention de la catéchèse a de l’importance : en effet, cette dernière a des implications philosophiques qu’il convient d’approfondir à la lumière de la foi. L’enseignement donné par la catéchèse a une influence dans la formation de la personne. La catéchèse, qui est aussi la communication d’un langage, doit présenter la doctrine de l’Église dans son intégralité, 118 en montrant ses rapports avec la vie des croyants.119 On parvient ainsi à unir de manière spécifique l’enseignement et la vie, ce qu’il est impossible de réaliser autrement. Ce que communique la catéchèse, en effet, ce n’est pas un corps de vérités conceptuelles, mais le mystère du Dieu vivant. 120

La réflexion philosophique peut beaucoup contribuer à la clarification des rapports entre la vérité et la vie, entre l’événement et la vérité doctrinale, et surtout la relation entre la vérité transcendante et le langage humainement intelligible.121 Les échanges qui se créent entre disciplines théologiques et les résultats obtenus par différents courants philosophiques peuvent donc se révéler d’une réelle fécondité en vue de communiquer la foi et de la comprendre de manière plus approfondie.


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