Redemptor hominis
Chapitre 3 : L’homme racheté et sa situation dans le monde contemporain
13. Le Christ s’est uni à chaque homme
Lorsque, à travers l’expérience de la famille humaine qui augmente continuellement à un rythme accéléré, nous pénétrons le mystère de Jésus-Christ, nous comprenons avec plus de clarté que, au centre de toutes les routes par lesquelles l’Eglise de notre temps doit poursuivre sa marche, conformément aux sages orientations de Paul VI , il y a une route unique : la route expérimentée depuis des siècles et qui est en même temps la route de l’avenir. Le Christ Seigneur a indiqué cette route surtout lorsque, pour reprendre les termes du Concile, « par l’Incarnation le Fils de Dieu s’est uni d’une certaine manière à tout homme » . L’Eglise reconnaît donc son devoir fondamental en agissant de telle sorte que cette union puisse continuellement s’actualiser et se renouveler. L’Eglise désire servir cet objectif unique : que tout homme puisse retrouver le Christ,afin que le Christ puisse parcourir la route de l’existence, en compagnie de chacun, avec la puissance de la vérité sur l’homme et sur le monde contenue dans le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption, avec la puissance de l’amour qui en rayonne. Sur la toile de fond des développements toujours croissants au cours de l’histoire, qui semblent se multiplier de façon particulière à notre époque dans le cercle de divers systèmes, conceptions idéologiques du monde et régimes, Jésus-Christ devient, d’une certaine manière, nouvellement présent, malgré l’apparence de toutes ses absences, malgré toutes les limitations de la présence et de l’activité institutionnelle de l’Eglise. Jésus-Christ devient présent avec la puissance de la vérité et avec l’amour qui se sont exprimés en lui avec une plénitude unique et impossible à répéter, bien que sa vie terrestre ait été brève, et plus brève encore son activité publique.
Jésus-Christ est la route principale de l’Eglise. Lui-même est notre route vers « la maison du Père » , et il est aussi la route pour tout homme. Sur cette route qui conduit du Christ à l’homme, sur cette route où le Christ s’unit à chaque homme, l’Eglise ne peut être arrêtée par personne. Le bien temporel et le bien éternel de l’homme l’exigent. L’Eglise, par respect du Christ et en raison de ce mystère qui constitue la vie de l’Eglise elle-même, ne peut demeurer insensible à tout ce qui sert au vrai bien de l’homme, comme elle ne peut demeurer indifférente à ce qui le menace. Le Concile Vatican II, en divers passages de ses documents, a exprimé cette sollicitude fondamentale de l’Eglise, afin que la vie en ce monde soit « plus conforme à l’éminente dignité de l’homme » à tous points de vue, pour la rendre « toujours plus humaine » . Cette sollicitude est celle du Christ lui-même, le bon Pasteur de tous les hommes. Au nom de cette sollicitude, comme nous le lisons dans la constitution pastorale du Concile, « l’Eglise qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » .
Il s’agit donc ici de l’homme dans toute sa vérité, dans sa pleine dimension. Il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique ». Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. Tout homme vient au monde en étant conçu dans le sein de sa mère et en naissant de sa mère, et c’est précisément à cause du mystère de la Rédemption qu’il est confié à la sollicitude de l’Eglise. Cette sollicitude s’étend à l’homme tout entier et est centrée sur lui d’une manière toute particulière. L’objet de cette profonde attention est l’homme dans sa réalité humaine unique et impossible à répéter, dans laquelle demeure intacte l’image et la ressemblance avec Dieu lui-même . C’est ce qu’indique précisément le Concile lorsque, en parlant de cette ressemblance, il rappelle que « l’homme est la seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même » . L’homme, tel qu’il est « voulu » par Dieu, « choisi » par Lui de toute éternité, appelé, destiné à la grâce et à la gloire : voilà ce qu’est « tout » homme, l’homme « le plus concret », « le plus réel » ; c’est cela, l’homme dans toute la plénitude du mystère dont il est devenu participant en Jésus-Christ et dont devient participant chacun des quatre milliards d’hommes vivant sur notre planète, dès l’instant de sa conception près du coeur de sa mère.
14. Toutes les routes de l’Eglise conduisent a l’homme
L’Eglise ne peut abandonner l’homme, dont le « destin », c’est-à-dire le choix, l’appel, la naissance et la mort, le salut ou la perdition, sont liés d’une manière si étroite et indissoluble au Christ. Et il s’agit bien de chaque homme vivant sur cette planète, sur cette terre que le Créateur a donnée au premier homme, en disant à l’homme et à la femme : « Soumettez-la et dominez-la » . Il s’agit de tout homme, dans toute la réalité absolument unique de son être et de son action, de son intelligence et de sa volonté, de sa conscience et de son coeur. L’homme, dans sa réalité singulière (parce qu’il est une « personne »), a une histoire personnelle de sa vie, et surtout une histoire personnelle de son âme. L’homme, conformément à l’ouverture intérieure de son esprit et aussi aux besoins si nombreux et si divers de son corps, de son existence temporelle, écrit cette histoire personnelle à travers quantité de liens, de contacts, de situations, de structures sociales, qui l’unissent aux autres hommes ; et cela, il le fait depuis le premier moment de son existence sur la terre, depuis l’instant de sa conception et de sa naissance. L’homme, dans la pleine vérité de son existence, de son être personnel et en même temps de son être communautaire et social _ dans le cercle de sa famille, à l’intérieur de sociétés et de contextes très divers, dans le cadre de sa nation ou de son peuple (et peut-être plus encore de son clan ou de sa tribu), même dans le cadre de toute l’humanité _, cet homme est la première route que l’Eglise doit parcourir en accomplissant sa mission : il est la première route et la route fondamentale de l’Eglise, route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption.
C’est cet homme-là, dans toute la vérité de sa vie, dans sa conscience, dans sa continuelle inclination au péché et en même temps dans sa continuelle aspiration à la vérité, au bien, au beau, à la justice, à l’amour, c’est bien cet homme-là que le Concile Vatican II avait devant les yeux lorsque, décrivant sa situation dans le monde contemporain, il allait toujours des éléments extérieurs de cette situation à la vérité immanente de l’humanité : « C’est en l’homme lui-même que de nombreux éléments se combattent. D’une part, comme créature, il fait l’expérience de ses multiples limites ; d’autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire : faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu’il ne veut pas et n’accomplit point ce qu’il voudrait. En somme, c’est en lui-même qu’il souffre division, et c’est de là que naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes » .
Cet homme est la route de l’Eglise, route qui se déploie, d’une certaine façon, à la base de toutes les routes que l’Eglise doit emprunter, parce que l’homme _ tout homme sans aucune exception _ a été racheté par le Christ, parce que le Christ est en quelque sorte uni à l’homme, à chaque homme sans aucune exception, même si ce dernier n’en est pas conscient : « Le Christ, mort et ressuscité pour tous, offre à l’homme » _ à tout homme et à tous les hommes _ « ... lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation » .
Cet homme étant donc la route de l’Eglise, route de sa vie et de son expérience quotidiennes, de sa mission et de son labeur, l’Eglise de notre temps doit être, de façon toujours universelle, consciente de la situation de l’homme. Elle doit donc être consciente de ses possibilités, qui se manifestent en prenant toujours une nouvelle orientation ; l’Eglise doit être en même temps consciente des menaces qui se présentent à l’homme. Elle doit être consciente pareillement de tout ce qui semble contraire à l’effort visant à rendre « la vie humaine toujours plus humaine » , afin que tout ce qui compose cette vie corresponde à la vraie dignité de l’homme. En un mot, l’Eglise doit être consciente de tout ce qui est contraire à ce processus.
15. Ce que craint l’homme d’aujourd’hui
Conservant donc bien vivante dans la mémoire l’image que le Concile Vatican II a tracée de manière si perspicace et si autorisée, nous chercherons encore une fois à adapter ce cadre aux « signes des temps », ainsi qu’aux exigences de la situation qui change continuellement tout en évoluant dans des directions déterminées.
L’homme d’aujourd’hui semble toujours menacé par ce qu’il fabrique, c’est-à-dire par le résultat du travail de ses mains, et plus encore du travail de son intelligence, des tendances de sa volonté. D’une manière trop rapide et souvent imprévisible, les fruits de cette activité multiforme de l’homme ne sont pas seulement et pas tant objet d’« aliénation », c’est-à-dire purement et simplement enlevés à celui qui les a produits ; mais, partiellement au moins, dans la ligne, même indirecte, de leurs effets, ces fruits se retournent contre l’homme lui-même ; ils sont dirigés ou peuvent être dirigés contre lui. C’est en cela que semble consister le chapitre principal du drame de l’existence humaine aujourd’hui, dans sa dimension la plus large et la plus universelle. L’homme, par conséquent, vit toujours davantage dans la peur. Il craint que ses productions, pas toutes naturellement ni dans leur majeure partie, mais quelques-unes et précisément celles qui contiennent une part spéciale de son génie et de sa créativité, puissent être retournées radicalement contre lui-même ; il craint qu’elles puissent devenir les moyens et les instruments d’une auto-destruction inimaginable, en face de laquelle tous les cataclysmes et toutes les catastrophes connues dans l’histoire semblent pâlir. Une question doit donc surgir : pour quelle raison ce pouvoir donné à l’homme dès le commencement et qui devait lui permettre de dominer la terre se retourne-t-il contre lui-même, provoquant un état bien compréhensible d’inquiétude, de peur consciente ou inconsciente, de menace qui se communique de diverses manières à toute la famille humaine contemporaine et se manifeste sous toutes sortes d’aspects ?
Cet état de menace pour l’homme, venant de ses productions, se manifeste dans des directions différentes et comporte divers degrés d’intensité. Il semble que nous sommes toujours plus conscients du fait que l’exploitation de la terre, de la planète sur laquelle nous vivons, exige une planification rationnelle et honnête. En même temps, cette exploitation à des fins non seulement industrielles mais aussi militaires, un développement de la technique non contrôlé ni organisé au plan universel et d’une manière authentiquement humaniste, comportent souvent une menace pour le milieu naturel de l’homme, aliènent ce dernier dans ses rapports avec la nature et le détournent d’elle. L’homme semble souvent ne percevoir d’autres significations de son milieu naturel que celles de servir à un usage et à une consommation dans l’immédiat. Au contraire, la volonté du Créateur était que l’homme entre en communion avec la nature comme son « maître » et son « gardien » intelligent et noble, et non comme son « exploiteur » et son « destructeur » sans aucun menagement.
Le développement de la technique, et le développement de la civilisation de notre temps marqué par la maîtrise de la technique, exigent un développement proportionnel de la vie morale et de l’éthique. Ce dernier semble malheureusement rester toujours en arrière. Certes ce progrès est merveilleux et il est difficile de ne pas découvrir aussi en lui des signes authentiques de la grandeur de l’homme, dont la créativité se trouve révélée en germes dans les pages du livre de la Genèse, à commencer par la description de sa création ; cependant ce même progrès ne peut pas ne pas engendrer de multiples inquiétudes. La première inquiétude concerne la question essentielle et fondamentale : ce progrès, dont l’homme est l’auteur et le défenseur, rend-il la vie humaine sur la terre « plus humaine » à tout point de vue ? La rend-il plus « digne de l’homme » ? On ne peut douter que sous un certain nombre d’aspects il en est bien ainsi. Cette interrogation, toutefois, revient obstinément sur ce qui est essentiel : l’homme, comme homme, dans le contexte de ce progrès, devient-il véritablement meilleur, c’est-à-dire plus mûr spirituellement, plus conscient de la dignité de son humanité, plus responsable, plus ouvert aux autres, en particulier aux plus démunis et aux plus faibles, plus disposé à donner et à apporter son aide à tous ?
C’est la question que les chrétiens doivent se poser, précisément parce que Jésus-Christ les a universellement sensibilisés au problème de l’homme. C’est aussi la même question que tous les hommes doivent se poser, spécialement ceux qui appartiennent aux milieux sociaux qui se consacrent activement au développement et au progrès en notre temps. En observant ces processus et en y participant, nous ne pouvons pas nous laisser prendre par l’euphorie, et pas davantage nous laisser transporter par un enthousiasme unilatéral pour nos conquêtes ; mais nous devons tous nous poser, en toute loyauté et en toute objectivité, et avec un grand sens de responsabilité morale, les questions essentielles relatives à la situation de l’homme aujourd’hui et dans l’avenir. Toutes les conquêtes atteintes jusqu’ici, et celles que la technique projette de réaliser à l’avenir, vont-elles de pair avec le progrès moral et spirituel de l’homme ? Dans ce contexte, est-ce que l’homme, en tant qu’homme, se développe et progresse, ou est-ce qu’il régresse et se dégrade dans son humanité ? Est-ce que chez les hommes, « dans le monde de l’homme », qui est en soi un monde de bien et de mal moral, le bien l’emporte sur le mal ? Est-ce que croissent vraiment dans les hommes, entre les hommes, l’amour social, le respect des droits d’autrui _ pour tout homme, nation, peuple _ ou est-ce que croissent au contraire les égoïsmes aux différents niveaux, les nationalismes exagérés au lieu de l’authentique amour de la patrie, et encore la tendance à dominer les autres au-delà de ses propres droits et mérites légitimes, ainsi que la tendance à exploiter l’ensemble du progrès matériel, technique et productif dans le seul but de dominer les autres ou en faveur de tel ou tel impérialisme ?
Voilà les interrogations essentielles que l’Eglise ne peut pas ne pas se poser, étant donné que des milliards d’hommes vivant aujourd’hui dans le monde se les posent d’une manière plus ou moins explicite. Le thème du développement et du progrès est sur les lèvres de tous et apparaît sur les colonnes de tous les journaux et publications, dans presque toutes les langues du monde contemporain. N’oublions pas, toutefois, que ce thème ne contient pas seulement des affirmations et des certitudes, mais aussi des questions et des inquiétudes angoissantes. Ces dernières ne sont pas moins importantes que les premières. Elles correspondent à la nature de la conscience humaine, et plus encore au besoin fondamental de la sollicitude de l’homme pour l’homme, pour son humanité même, pour l’avenir des hommes sur la terre. L’Eglise, animée par la foi eschatologique, considère cette sollicitude pour l’homme, pour son humanité, pour l’avenir des hommes sur la terre et donc aussi pour l’orientation de l’ensemble du développement et du progrès, comme un élément essentiel de sa mission, indissolublement lié à celle-ci. Et elle trouve le principe de cette sollicitude en Jésus-Christ lui-même, comme en témoignent les Evangiles. C’est pour cela qu’elle désire accroître continuellement en Lui cette sollicitude, en relisant la situation de l’homme dans le monde d’aujourd’hui à la lumière des signes les plus importants de notre temps.
16. Progrès ou menace ?
Si donc notre temps, le temps de notre génération, ce temps qui est proche de la fin du deuxième millénaire de notre ère chrétienne, se manifeste à nos yeux comme un temps de grand progrès, il apparaît aussi comme un temps de menaces de toutes sortes pour l’homme : l’Eglise doit en parler à tous les hommes de bonne volonté et elle doit toujours dialoguer avec eux à ce sujet. La situation de l’homme dans le monde contemporain semble en effet éloignée des exigences objectives de l’ordre moral, comme des exigences de la justice et, plus encore, de celles de l’amour social. Il ne s’agit ici que de ce qui est exprimé par le premier message adressé à l’homme par le Créateur au moment où il lui confiait la terre, pour qu’il la « soumette » . Ce premier message a été confirmé, dans le mystère de la Rédemption, par le Christ Seigneur. Ceci est exprimé par le Concile Vatican II dans les très beaux chapitres de son enseignement sur la « royauté » de l’homme, c’est-à-dire sur sa vocation à participer au service royal _ au munus regale _ du Christ lui-même . Le sens fondamental de cette « royauté » et de cette « domination » de l’homme sur le monde visible, qui lui est assignée comme tâche par le Créateur lui-même, consiste dans la priorité de l’éthique sur la technique, dans le primat de la personne sur les choses, dans la supériorité de l’esprit sur la matière.
C’est pour cela qu’il faut suivre attentivement toutes les phases du progrès moderne : il faut, pour ainsi dire, faire de ce point de vue la radiographie de chacune de ses étapes. Il s’agit du développement des personnes et pas seulement de la multiplication des choses dont les personnes peuvent se servir. Il s’agit moins _ comme l’a dit un philosophe contemporain et comme l’a affirmé le Concile _ d’« avoir plus » que d’« être plus » . En effet, il existe déjà un danger réel et perceptible : tandis que progresse énormément la domination de l’homme sur le monde des choses, l’homme risque de perdre les fils conducteurs de cette domination, de voir son humanité soumise de diverses manières à ce monde et de devenir ainsi lui-même l’objet de manipulations multiformes _ pas toujours directement perceptibles _ à travers toute l’organisation de la vie communautaire, à travers le système de production, par la pression des moyens de communication sociale. L’homme ne peut renoncer à lui-même ni à la place qui lui est propre dans le monde visible, il ne peut devenir esclave des choses, esclave des systèmes économiques, esclave de la production, esclave de ses propres produits. Une civilisation au profil purement matérialiste condamne l’homme à un tel esclavage, même si, bien sûr, cela arrive parfois à l’encontre des intentions et des principes de ses pionniers. Ce problème se trouve certainement à la base du souci de l’homme qu’ont nos contemporains. Il ne s’agit pas ici de donner seulement une réponse abstraite à la question : qui est l’homme ? Mais il s’agit de tout le dynamisme de la vie et de la civilisation. Il s’agit du sens des diverses initiatives de la vie quotidienne, et en même temps, des points de départ de nombreux programmes de civilisation, programmes politiques, économiques, sociaux, étatiques et beaucoup d’autres.
Si nous osons définir la situation de l’homme dans le monde contemporain comme éloignée des exigences objectives de l’ordre moral, éloignée des exigences de la justice et, plus encore, de l’amour social, c’est parce que cela se voit confirmé par des faits et des exemples bien connus qui ont déjà trouvé plus d’une fois leur écho dans les documents pontificaux, conciliaires, synodaux . La situation de l’homme à notre époque n’est certainement pas uniforme ; elle est différenciée de multiples façons. Ces différences ont leurs causes historiques, mais elles ont aussi une forte résonance éthique. On connaît bien en effet le cadre de la civilisation de consommation qui consiste dans un certain excès des biens nécessaires à l’homme, à des sociétés entières _ et il s’agit ici des sociétés riches et très développées _, tandis que les autres sociétés, au moins de larges couches de celles-ci, souffrent de la faim et que beaucoup de personnes meurent chaque jour d’inanition et de dénutrition. Parallèlement il y a pour les uns un certain abus de la liberté, qui est lié précisément à un appétit de consommation non contrôlé par la morale, et cet abus limite par le fait même la liberté des autres, c’est-à-dire de ceux qui souffrent de déficiences importantes et sont entraînés vers des conditions de misère et d’indigence encore plus fortes.
Cet exemple universellement connu et le contraste auquel se sont référés, dans les documents de leur magistère, les Pontifes de notre siècle, plus récemment Jean XXIII et Paul VI , représentent en quelque sorte un gigantesque développement de la parabole biblique du riche qui festoie et du pauvre Lazare .
L’ampleur du phénomène met en cause les structures et les mécanismes financiers, monétaires, productifs et commerciaux qui, appuyés sur des pressions politiques diverses, régissent l’économie mondiale : ils s’avèrent incapables de résorber les injustices héritées du passé et de faire face aux défis urgents et aux exigences éthiques du présent. Tout en soumettant l’homme aux tensions qu’il crée lui-même, tout en dilapidant à un rythme accéléré les ressources matérielles et énergétiques, tout en compromettant l’environnement géophysique, ces structures font s’étendre sans cesse les zones de misère et avec elles la détresse, la frustration et l’amertume .
Nous sommes ici en face d’un drame dont l’ampleur ne peut laisser personne indifférent. Le sujet qui, d’une part, cherche à tirer le profit maximal et celui qui, d’autre part, paye le tribut des dommages et des injures, est toujours l’homme. Le drame est encore exacerbé par le voisinage des couches sociales privilégiées et des pays de l’opulence qui accumulent les biens de manière excessive et dont la richesse devient très souvent, par son excès même, la cause de troubles divers. A cela s’ajoutent la fièvre de l’inflation et la langueur du chômage, autres symptômes de ce désordre moral que l’on remarque dans la situation mondiale et qui appelle des innovations hardies et créatrices, conformes à la dignité authentique de l’homme .
La tâche n’est pas impossible. Le principe de solidarité, au sens large, doit inspirer la recherche efficace d’institutions et de mécanismes appropriés : il s’agit aussi bien de l’ordre des échanges,où il faut se laisser guider par les lois d’une saine compétition, que de l’ordre d’une plus ample et plus immédiate redistribution des richesses et des contrôles sur celles-ci, afin que les peuples en voie de développement économique puissent non seulement satisfaire leurs besoins essentiels, mais aussi se développer progressivement et efficacement.
On n’avancera dans cette voie difficile, dans la voie des indispensables transformations des structures de la vie économique, que moyennant une véritable conversion de l’esprit, de la volonté et du coeur. La tâche requiert l’engagement résolu d’hommes et de peuples libres et solidaires. Trop souvent, on confond la liberté avec l’instinct de l’intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l’instinct de lutte et de domination, quelles que soient les couleurs idéologiques dont on le teinte. Il est bien certain que ces instincts existent et agissent, mais il n’y aura de possibilité d’économie vraiment humaine que s’ils sont assumés, orientés et maîtrisés par les forces les plus profondes qui se trouvent dans l’homme et qui déterminent la vraie culture des peuples. C’est précisément de ces sources que doit naître l’effort dans lequel s’exprimera l’authentique liberté humaine et qui sera capable d’assurer celle-ci dans le domaine économique aussi. La croissance économique, avec tout ce qui appartient seulement à son mode d’action propre et adéquat, doit être constamment planifiée et réalisée à l’intérieur d’une perspective de développement plénier et solidaire des hommes et des peuples, comme le rappelait avec force mon prédécesseur Paul VI dans Populorum progressio ; sans quoi, la seule catégorie de « progrès économique » devient une catégorie supérieure qui subordonne toute l’existence humaine à ses exigences partiales, étouffe l’homme, disloque les sociétés et finit par s’enliser elle-même dans ses contradictions et ses propres excès.
Il est possible de remplir ce devoir ; les faits avérés et les résultats qu’il est difficile d’énumérer ici d’une manière plus analytique en témoignent. Une chose, en tout cas, est certaine : il faut mettre, accepter et approfondir, à la base de cet effort gigantesque, le sens de la responsabilité morale que l’homme doit assumer. Encore et toujours : l’homme. Nous voici encore une fois renvoyés à la responsabilité morale, dont le sujet n’est autre que l’homme. Pour nous chrétiens, une telle responsabilité devient particulièrement évidente, lorsque nous évoquons _ et il faut toujours la rappeler _ la scène du jugement dernier, selon les paroles du Christ rapportées par l’Evangile de Matthieu .
Cette scène eschatologique doit toujours être appliquée à l’histoire de l’homme, elle doit toujours être prise comme « mesure » des actes humains, comme un schéma essentiel d’examen de conscience pour chacun et pour tous : « J’avais faim, et vous ne m’avez pas donné à manger... ; j’étais nu et vous ne m’avez pas vêtu... ; j’étais en prison et vous n’êtes pas venu me voir » . Ces paroles prennent davantage encore valeur d’avertissement si nous pensons que, au lieu du pain et de l’aide culturelle aux nouveaux Etats et aux nouvelles nations qui s’éveillent à la vie de l’indépendance, on offre parfois en abondance des armes modernes et des moyens de destruction, mis au service de conflits armés et de guerres qui sont moins une exigence de la défense de leurs justes droits et de leur souveraineté qu’une forme de chauvinisme, d’impérialisme, de néo-colonialisme en tout genre. Tout le monde sait bien que les zones de misère ou de faim qui existent sur notre globe auraient pu être « fertilisées » en un bref laps de temps, si les investissements phénoménaux consacrés aux armements pour servir à la guerre et à la destruction avaient été changés en investissements consacrés à la nourriture pour servir à la vie.
Peut-être cette considération demeurera-t-elle partiellement « abstraite », peut-être offrira-t-elle l’occasion, à l’une ou à l’autre « partie », de s’accuser réciproquement en oubliant chacune ses propres fautes. Peut-être provoquera-t-elle encore de nouvelles accusations contre l’Eglise. Celle-ci, cependant, ne disposant pas d’autres armes que celles de l’esprit, de la parole et de l’amour, ne peut renoncer à annoncer « la parole... à temps et à contretemps » . C’est pourquoi elle ne cesse de demander à chacune des deux parties et de demander à tous au nom de Dieu et au nom de l’homme : ne tuez pas ! Ne préparez pas pour les hommes destructions et exterminations ! Pensez à vos frères qui souffrent de la faim et de la misère ! Respectez la dignité et la liberté de chacun !
17. Droits de l’homme : « lettre » ou « esprit » ?
Notre siècle a été jusqu’ici un siècle de grands désastres pour l’homme, de grandes dévastations, non seulement matérielles, mais encore morales, et peut-être surtout morales. Certes, il n’est pas facile de comparer sous cet aspect les époques et les siècles, car cela dépend aussi des critères historiques qui changent. Néanmoins, sans appliquer ces comparaisons, il faut pourtant constater que ce siècle a été jusqu’ici un siècle où les hommes se sont préparés pour eux-mêmes beaucoup d’injustices et de souffrances. Ce processus a-t-il été vraiment freiné ? En tout cas on ne peut s’empêcher de rappeler ici, avec des sentiments d’estime pour le passé et de profonde espérance pour l’avenir, le magnifique effort accompli pour donner vie à l’Organisation des Nations Unies, effort qui tend à définir et à établir les droits objectifs et inviolables de l’homme, en obligeant les Etats membres à une rigoureuse observance de ces droits, avec réciprocité. Cet engagement a été accepté et ratifié par presque tous les Etats d’aujourd’hui, et cela devrait constituer une garantie permettant aux droits de l’homme de devenir, dans le monde entier, un principe fondamental des efforts accomplis pour le bien de l’homme.
L’Eglise n’a pas besoin de réaffirmer à quel point ce problème est lié de façon étroite à sa mission dans le monde contemporain. Il est en effet à la base même de la paix sociale et internationale, comme l’ont déclaré à ce sujet Jean XXIII, le Concile Vatican II, puis Paul VI dans des documents qui ont traité le sujet en détail. En définitive, la paix se réduit au respect des droits inviolables de l’homme _ opus iustitiae pax _ , tandis que la guerre naît de la violation de ces droits et entraîne encore de plus graves violations de ceux-ci. Si les droits de l’homme sont violés en temps de paix, cela devient particulièrement douloureux ; du point de vue du progrès, cela représente un phénomène incompréhensible de lutte contre l’homme, et ce fait ne peut en aucune façon s’accorder avec quelque programme que ce soit qui se définisse « humaniste ». Et quel programme social, économique, politique, culturel pourrait renoncer à cette définition ? Nous nourrissons la profonde conviction qu’il n’y a aujourd’hui dans le monde aucun programme qui, même avec des idéologies opposées quant à la conception du monde, ne mette l’homme au premier plan.
Or, si malgré de telles prémisses les droits de l’homme sont violés de différentes façons, si, en fait, nous sommes témoins des camps de concentration, de la violence, de la torture, du terrorisme et de multiples discriminations, ce doit être une conséquence des autres prémisses qui minent ou même souvent annulent en quelque sorte l’efficacité des prémisses humanistes de ces programmes et systèmes modernes. Le devoir s’impose alors nécessairement de soumettre ces programmes à une continuelle révision à partir des droits objectifs et inviolables de l’homme.
La Déclaration de ces droits et aussi l’institution de l’Organisation des Nations Unies ne se limitaient certainement pas à vouloir rompre avec les horribles expériences de la dernière guerre mondiale, mais elles visaient aussi à créer la base d’une révision continuelle des programmes, des systèmes, des régimes, précisément à partir de ce point de vue unique et fondamental qu’est le bien de l’homme _ disons de la personne dans la communauté _ et qui, comme facteur fondamental du bien commun, doit constituer le critère essentiel de tous les programmes, systèmes et régimes. Dans le cas contraire, la vie humaine, même en période de paix, est condamnée à des souffrances diverses, et en même temps ces souffrances sont accompagnées d’un développement de formes variées de domination, de totalitarisme, de néo-colonialisme, d’impérialisme, qui menacent aussi les rapports entre les nations. En vérité,c’est un fait significatif, et confirmé à bien des reprises par les expériences de l’histoire, que la violation des droits de l’homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l’homme est uni par des liens organiques, comme avec une famille agrandie.
Dès la première moitié de ce siècle, dans la période où se développaient divers totalitarismes d’Etat qui _ on ne le sait que trop _ conduisirent à l’horrible catastrophe de la guerre, l’Eglise avait déjà clairement précisé sa position en face de ces régimes qui agissaient apparemment pour un bien supérieur, à savoir le bien de l’Etat, alors que l’histoire devait démontrer au contraire qu’il s’agissait seulement du bien d’un parti déterminé qui s’identifiait avec l’Etat . En réalité ces régimes avaient réduit les droits des citoyens en refusant de leur reconnaître les droits inviolables de l’homme qui, au milieu de notre siècle, ont obtenu leur formulation au plan international. En partageant la joie de cette conquête avec tous les hommes de bonne volonté, avec tous les hommes qui aiment vraiment la justice et la paix, l’Eglise, consciente que la « lettre » seule peut tuer, tandis que seul « l’esprit donne la vie » , doit s’unir à ces hommes de bonne volonté pour demander sans cesse si la Déclaration des droits de l’homme et l’acceptation de leur « lettre » signifient partout également la réalisation de leur « esprit ». Il surgit en effet la crainte fondée que très souvent nous ne soyons encore loin de cette réalisation et que parfois l’esprit de la vie sociale et publique ne se trouve dans une douloureuse opposition avec la « lettre » des droits de l’homme telle qu’elle figure dans la Déclaration. Cet état de choses, lourd de conséquences pour les diverses sociétés, gréverait particulièrement, au regard de ces sociétés et de l’histoire de l’homme, la responsabilité de ceux qui contribuent à l’établir.
Le sens fondamental de l’Etat comme communauté politique consiste en ce que la société qui le compose, le peuple, est maître de son propre destin. Ce sens n’est pas réalisé si, au lieu d’un pouvoir exercé avec la participation morale de la société ou du peuple, nous sommes témoins d’un pouvoir imposé par un groupe déterminé à tous les autres membres de cette société. Ces choses sont essentielles à notre époque où la conscience sociale des hommes s’est énormément accrue et, en même temps qu’elle, le besoin d’une participation correcte des citoyens à la vie de la communauté politique, compte tenu des conditions réelles de chaque peuple et de la nécessité d’une autorité publique suffisamment forte . Ce sont là des problèmes de première importance en ce qui concerne le progrès de l’homme lui-même et le développement global de son humanité.
L’Eglise a toujours enseigné le devoir d’agir pour le bien commun et, ce faisant, elle a éduqué aussi de bons citoyens pour chaque Etat. Elle a en outre toujours enseigné que le devoir fondamental du pouvoir est la sollicitude pour le bien commun de la société ; de là dérivent ses droits fondamentaux. Au nom de ces prémisses relatives à l’ordre éthique objectif, les droits du pouvoir ne peuvent être entendus que sur la base du respect des droits objectifs et inviolables de l’homme. Ce bien commun, au service duquel est l’autorité dans l’Etat, ne trouve sa pleine réalisation que lorsque tous les citoyens sont assurés de leurs droits. Autrement on arrive à la désagrégation de la société, à l’opposition des citoyens à l’autorité, ou alors à une situation d’oppression, d’intimidation, de violence, de terrorisme, dont les totalitarismes de notre siècle nous ont fourni de nombreux exemples. C’est ainsi que le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques.
Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse à côté du droit à la liberté de conscience. Le Concile Vatican II a estimé particulièrement nécessaire l’élaboration d’une déclaration plus étendue sur ce thème. C’est le document qui s’intitule Dignitatis humanae : on y trouve exprimées non seulement la conception théologique du problème, mais encore la conception qui part du droit naturel, c’est-à-dire d’un point de vue « purement humain », sur la base des prémisses dictées par l’expérience même de l’homme, par sa raison et par le sens de sa dignité. Certes la limitation de la liberté religleuse des personnes et des communautés n’est pas seulement une douloureuse expérience pour elles, mais elle atteint avant tout la dignité même de l’homme, indépendamment de la religion que ces personnes ou ces communautés professent ou de la conception du monde qu’elles ont. La limitation de la liberté religieuse et sa violation sont en contradiction avec la dignité de l’homme et avec ses droits objectifs. Le document conciliaire cité plus haut dit assez clairement en quoi consiste une telle limitation et une telle violation de la liberté religieuse. Sans aucun doute, nous nous trouvons dans ce cas en face d’une injustice radicale affectant ce qui est particulièrement profond dans l’homme, ce qui est authentiquement humain. De fait, même le phénomène de l’incrédulité, de l’attitude areligieuse et de l’athéisme, comme phénomène humain, ne se comprend qu’en relation avec le phénomène de la religion et de la foi. Il est par conséquent difficile, même d’un point de vue « purement humain », d’accepter une position selon laquelle seul l’athéisme a droit de cité dans la vie publique et sociale, tandis que les croyants, comme par principe, sont à peine tolérés, ou encore traités comme citoyens de « catégorie » inférieure et finalement _ ce qui est déjà arrivé _ totalement privés de leurs droits de citoyens.
Il faut, même brièvement, traiter également ce thème, car il rentre lui aussi dans l’ensemble complexe des situations de l’homme dans le monde actuel, et il témoigne lui aussi à quel point cette situation est grevée de préjugés et d’injustices de tout genre. Si nous nous abstenons d’entrer dans les détails en ce domaine _ et nous aurions un droit et un devoir spécial de le faire _, c’est avant tout parce que, unis à tous ceux qui souffrent de la discrimination et de la persécution pour le nom de Dieu, nous sommes guidés par la foi en la force rédemptrice de la croix du Christ. Cependant, en vertu de ma charge, je désire, au nom de tous les croyants du monde entier, m’adresser à ceux dont dépend de quelque manière l’organisation de la vie sociale et publique, en leur demandant instamment de respecter les droits de la religion et de l’activité de l’Eglise. On ne demande aucun privilège, mais le respect d’un droit élémentaire. La réalisation de ce droit est l’un des tests fondamentaux pour vérifíer le progrès authentique de l’homme en tout régime, dans toute société, système ou milieu.