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 - 24 avril 2024 - Sainte Marie-Euphrasie Pelletier
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Veritatis Splendor

Chapitre 1 : « MAÎTRE, QUE DOIS-JE FAIRE DE BON ? » (Mt 19, 16) - Le Christ et la réponse à la question morale

« Un homme s’approcha... » (Mt 19,16)

6. Le dialogue de Jésus avec le jeune homme riche, rapporté au chapitre 19 de l’Evangile de saint Matthieu, peut constituer une trame utile pour réentendre, de manière vivante et directe, l’enseignement moral de Jésus : « Et voici qu’un homme s’approcha et lui dit : " Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? " Il lui dit : " Qu’as-tu à m’interroger sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " - " Lesquels ? " lui dit-il. Jésus reprit : " Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même ". " Tout cela, lui dit le jeune homme, je l’ai observé ; que me manque-t-il encore ? Jésus lui déclara : " Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suismoi " » (Mt 19,16-21) 13.

7. « Et voici qu’un homme... ». Dans le jeune homme, que l’Evangile de Matthieu ne nomme pas, nous pouvons reconnaître tout homme qui, consciemment ou non, s’approche du Christ, Rédempteur de l’homme, et qui lui pose la question morale. Pour le jeune homme, avant d’être une question sur les règles à observer, c’est une question de plénitude de sens pour sa vie. C’est là, en effet, l’aspiration qui est à la source de toute décision et de toute action humaines, la recherche secrète et l’élan intime qui meuvent la liberté. En dernier lieu, cette question traduit une aspiration au Bien absolu qui nous attire et nous appelle à lui ; elle est l’écho de la vocation qui vient de Dieu, origine et fin de la vie humaine. Dans cette même perspective, le Concile Vatican II a invité à approfondir la théologie morale de telle sorte que son exposition mette en valeur la très haute vocation que les fidèles ont reçue dans le Christ 14, unique réponse qui comble pleinement le désir du cœur humain.

Pour que les hommes puissent vivre cette « rencontre » avec le Christ, Dieu a voulu son Eglise. En effet, « l’Eglise désire servir cet objectif unique : que tout homme puisse retrouver le Christ, afin que le Christ puisse parcourir la route de l’existence, en compagnie de chacun » 15.

« Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » (Mt 19,16)

8. C’est du fond du cœur que le jeune homme riche adresse cette question à Jésus de Nazareth, question essentielle et inéluctable pour la vie de tout homme : elle concerne, en effet, le bien moral à pratiquer et la vie éternelle. L’interlocuteur de Jésus pressent qu’il existe un lien entre le bien moral et le plein accomplissement de sa destinée personnelle. C’est un israélite pieux qui a grandi, pour ainsi dire, à l’ombre de la Loi du Seigneur. S’il pose cette question à Jésus, nous pouvons imaginer qu’il ne le fait pas par ignorance de la réponse inscrite dans la Loi. Il est plus probable que l’attrait de la personne de Jésus fait naître en lui de nouvelles interrogations sur le bien moral. Le jeune homme ressentait l’exigence d’approcher Celui qui avait commencé sa prédication par cette nouvelle et décisive annonce : « Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à l’Evangile » (Mc 1,15).

Il convient que l’homme d’aujourd’hui se tourne de nouveau vers le Christ pour recevoir de lui la réponse sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. Le Christ est le Maître, le Ressuscité qui a en lui la vie et qui est toujours présent dans son Eglise et dans le monde. Il ouvre aux fidèles le livre des Ecritures et, en révélant pleinement la volonté du Père, il enseigne la vérité sur l’agir moral. A la source et au sommet de l’économie du salut, le Christ, Alpha et Oméga de l’histoire humaine (cf. Ap 1,8 ; 21, 6 ; 22, 13), révèle la condition de l’homme et sa vocation intégrale. C’est pourquoi « l’homme qui veut se comprendre lui-même jusqu’au fond ne doit pas se contenter pour son être propre de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent superficiels et même seulement apparents ; mais il doit, avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort, s’approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ avec tout son être, il doit " s’approprier " et assimiler toute la réalité de l’Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver lui-même. S’il laisse ce processus se réaliser profondément en lui, il produit alors des fruits non seulement d’adoration envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour lui-même » 16.

Si nous voulons pénétrer au cœur de la morale évangélique et en recueillir le contenu profond et immuable, nous devons donc rechercher soigneusement le sens de l’interrogation du jeune homme riche de l’Evangile et, plus encore, le sens de la réponse de Jésus, en nous laissant guider par Lui. Jésus, en effet, avec une délicate attention pédagogique, répond en conduisant le jeune homme presque par la main, pas à pas, vers la vérité tout entière.

« Un seul est le Bon » (Mt 19,17)

9. Jésus dit : « Qu’as-tu à m’interroger sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19,17). Dans la version des évangélistes Marc et Luc, la question est ainsi formulée : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul » (Mc 10,18 ; cf. Lc 18,19).

Avant de répondre à la question, Jésus veut que le jeune homme clarifie pour lui-même le motif de sa démarche. Le « bon Maître » montre à son interlocuteur - et à nous tous - que la réponse à l’interrogation « que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » ne peut être trouvée qu’en orientant son esprit et son cœur vers Celui qui « seul est le Bon » : « Nul n’est bon que Dieu seul » (Mc 10,18 ; cf. Lc 18,19). Dieu seul peut répondre à la question sur le bien, parce qu’il est le Bien.

En effet, s’interroger sur le bien signifie en dernier ressort se tourner vers Dieu, plénitude de la bonté. Jésus manifeste que la demande du jeune homme est en réalité unedemande religieuse, et que la bonté, qui attire et en même temps engage l’homme, a sa source en Dieu, bien plus, qu’elle est Dieu lui-même, qui seul mérite d’être aimé « de tout 1 cœur, de toute 2 âme et de tout 3 esprit » (Mt 22,37), Dieu qui est la source du bonheur de l’homme. Jésus rapproche la question de l’action moralement bonne de ses racines religieuses et de la reconnaissance de Dieu, unique bonté, plénitude de la vie, fin ultime de l’agir humain, béatitude parfaite.

10. Instruite par les paroles du Maître, l’Eglise croit que l’homme, fait à l’image du Créateur, racheté par le sang du Christ et sanctifié par la présence du Saint-Esprit, a comme fin ultime de son existence d’être « à la louange de la gloire » de Dieu (cf. Ep 1,12), en faisant en sorte que chacune de ses actions soit le reflet de sa splendeur. « Donc, connais-toi toi-même, ô belle âme : tu es l’image de Dieu, écrit saint Ambroise. Connais-toi toi-même, ô homme : tu es la gloire de Dieu (1 Co 11, 7). Ecoute de quelle manière tu en es la gloire. Le prophète dit : ta sagesse est devenue admirable, car elle provient de moi (Ps 138, 6), c’est-à-dire que, dans mes œuvres, ta majesté est la plus admirable, ta sagesse est exaltée dans le cœur de l’homme. Alors que je me regarde moi-même, que tu scrutes mes pensées secrètes et mes sentiments profonds, je reconnais les mystères de ta science. Donc, connais-toi toi-même, ô homme, et tu découvriras combien tu es grand, et veille sur toi... » 17.

Ce qu’est l’homme et ce qu’il doit faire se découvrent au moment où Dieu se révèle lui-même. En effet, le Décalogue s’appuie sur ces paroles : « Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi » (Ex 20, 2-3). Dans les « dix paroles » de l’Alliance avec Israël, et dans toute la Loi, Dieu se fait connaître et reconnaître comme Celui qui « seul est le Bon » ; comme Celui qui, malgré le péché de l’homme, continue à rester le « modèle » de l’agir moral, selon l’appel qu’il adresse : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint » (Lv 19, 2) ; comme Celui qui, fidèle à son amour pour l’homme, lui donne sa Loi (cf. Ex 19, 9-24 ; 20, 18-21) pour rétablir l’harmonie originelle avec le Créateur et avec la création, et plus encore pour l’introduire dans son amour : « Je vivrai au milieu de vous, je serai votre Dieu et vous serez mon peuple » (Lv 26, 12).

La vie morale se présente comme la réponse due aux initiatives gratuites que l’amour de Dieu multiplie dans ses relations avec l’homme. Elle est une réponse d’amour, selon l’énoncé qu’en donne le commandement fondamental du Deutéronome : « Ecoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. Que ces paroles que je te dicte aujourd’hui restent dans ton cœur ! Tu les répéteras à tes fils » (Dt 6, 4-7). Ainsi la vie morale, associée dans la gratuité à l’amour de Dieu, est appelée à refléter la gloire : « Pour qui aime Dieu, il suffit de plaire à Celui qu’il aime : parce qu’on ne doit pas en attendre une plus grande récompense que cet amour ; en effet, la charité vient de Dieu, car Dieu lui-même est la charité » 18.

11. L’affirmation « un seul est le Bon » nous renvoie ainsi à la « première table » des commandements, qui appelle à reconnaître Dieu comme l’unique Seigneur et l’absolu, et à ne rendre de culte qu’à lui seul, en raison de son infinie sainteté (cf. Ex 20, 2-11). Le bien, c’est appartenir à Dieu, lui obéir, marcher humblement avec lui en pratiquant la justice et en aimant la miséricorde (cf. Mi 6, 8). Reconnaître le Seigneur comme Dieu est le noyau fondamental, le cœur de la Loi, d’où découlent et auquel sont ordonnés les préceptes particuliers. Par la pratique de la morale des commandements se manifeste l’appartenance du peuple d’Israël au Seigneur, parce que Dieu seul est Celui qui est bon. Tel est le témoignage de la Sainte Ecriture, pénétrée à chaque page du sens aigu de l’absolue sainteté de Dieu : « Saint, saint, saint est le Seigneur de l’univers » (Is 6, 3).

Mais si Dieu seul est le Bien, aucun effort humain, pas même l’observance la plus rigoureuse des commandements, ne réussit à « accomplir » la Loi, c’est-à-dire à reconnaître le Seigneur comme Dieu et à lui rendre l’adoration qui n’est due qu’à lui (cf. Mt 4,10). « L’accomplissement » ne peut venir que d’un don de Dieu : il est l’offrande d’une participation à la bonté divine qui se révèle et qui se communique en Jésus, celui que le jeune homme riche appelle « bon Maître » (Mc 10,17 ; Lc 18,18). Ce que, pour l’instant, le jeune homme ne réussit peut-être qu’à pressentir, sera pleinement révélé à la fin par Jésus lui-même dans son invitation : « Viens et suis-moi » (Mt 19,21).

« Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19,17)

12. Seul Dieu peut répondre à la question du bien, parce qu’il est le Bien. Mais Dieu a déjà répondu à cette question : il l’a fait en créant l’homme et en l’ordonnant avec sagesse et avec amour à sa fin, par le moyen de la loi inscrite dans son cœur (cf. Rm 2,15), la « loi naturelle ». Elle « n’est rien d’autre que la lumière de l’intelligence, infusée en nous par Dieu. Grâce à elle, nous connaissons ce que nous devons accomplir et ce que nous devons éviter. Cette lumière et cette loi, Dieu les a données dans la création » 19. Il les a données ensuite au cours de l’histoire d’Israël, en particulier par les « dix paroles », c’est-à-dire les commandements du Sinaï, par lesquels Il a fondé l’existence du peuple de l’Alliance (cf. Ex 24) et l’a appelé à être son « bien propre parmi tous les peuples », « une nation sainte » (Ex 19, 5-6) qui fasse resplendir sa sainteté parmi toutes les nations (cf. Sg 18, 4 ; Ez 20, 41). Le don du Décalogue est promesse et signe de l’Alliance nouvelle, lorsque la Loi sera nouvellement inscrite à jamais dans le cœur de l’homme (cf. Jr 31, 31-34) en remplaçant la loi du péché qui avait dénaturé ce cœur (cf. Jr 17, 1). Alors sera donné « un cœur nouveau », car « un esprit nouveau » l’habitera, l’Esprit de Dieu (cf. Ez 36, 24-28) 20.

C’est pourquoi, après l’importante précision « un seul est le Bon », Jésus répond au jeune homme : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19,17). De cette manière est énoncé un lien étroit entre la vie éternelle et l’obéissance aux [...]

13. La réponse de Jésus ne suffit pas au jeune homme qui insiste en interrogeant le Maître sur les commandements à observer : « " Lesquels ? " lui dit-il » (Mt 19,18). Il demande ce qu’il doit faire dans la vie pour manifester qu’il reconnaît la sainteté de Dieu. Après avoir orienté le regard du jeune homme vers Dieu, Jésus lui rappelle les commandements du Décalogue qui ont trait au prochain : « Jésus reprit : " Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même " » (Mt 19,18-19).

Du contexte de l’échange, et spécialement de la confrontation du texte de Matthieu avec les passages parallèles de Marc et de Luc, il ressort que Jésus n’entend pas dresser la liste de tous les commandements nécessaires pour « entrer dans la vie », mais plutôt qu’il entend renvoyer le jeune homme à ce qui est le « point central » du Décalogue par rapport à tout autre précepte, à savoir ce que signifie pour l’homme : « Je suis le Seigneur, ton Dieu ». Nous ne pouvons donc pas ne pas prêter attention aux commandements de la Loi que le Seigneur Jésus rappelle au jeune homme ; ce sont des commandements qui font partie de ce qu’on appelle la « seconde table » du Décalogue, dont le résumé (cf. Rm 13,8-10) et le fondement sont le commandement de l’amour du prochain : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 19,19 ; cf. Mc 12,31). Dans ce commandement s’exprime précisément la dignité particulière de la personne humaine, qui est la « seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même » 21. Les différents commandements du Décalogue ne sont en effet que la répercussion de l’unique commandement du bien de la personne, au niveau des nombreux biens qui caractérisent son identité d’être spirituel et corporel en relation avec Dieu, avec le prochain et avec le monde matériel. Comme nous lisons dans le Catéchisme de l’Eglise catholique, « les dix commandements appartiennent à la révélation de Dieu. Ils nous enseignent en même temps la véritable humanité de l’homme. Ils mettent en lumière les devoirs essentiels et donc, indirectement, les droits fondamentaux, inhérents à la nature de la personne humaine » 22.

Les commandements rappelés par Jésus à son jeune interlocuteur sont destinés à sauvegarder le bien de la personne, image de Dieu, par la protection de ses biens. « Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage », sont des normes morales formulées en termes d’interdits. Les préceptes négatifs expriment fortement la nécessité imprescriptible de protéger la vie humaine, la communion des personnes dans le mariage, la propriété privée, la véracité et la bonne réputation.

Les commandements représentent donc la condition de base de l’amour du prochain ; en même temps, ils en sont la vérification. Ils sont la première étape nécessaire sur le chemin vers la liberté, son commencement : « La première liberté, écrit saint Augustin, c’est donc de ne pas commettre de péchés graves... comme l’homicide, l’adultère, les souillures de la fornication, le vol, la tromperie, le sacrilège et toutes les autres fautes de ce genre. Quand un homme s’est mis à renoncer à les commettre - et c’est le devoir de tout chrétien de ne pas les commettre -, il commence à relever la tête vers la liberté, mais ce n’est qu’un commencement de liberté, ce n’est pas la liberté parfaite... » 23.

14. Cependant ceci ne signifie pas que Jésus entend privilégier l’amour du prochain ou encore moins le séparer de l’amour de Dieu ; en témoigne son dialogue avec le docteur de la Loi : ce dernier, qui pose une question très voisine de celle du jeune homme, se voit renvoyé par Jésus aux deux commandements de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain (cf. Lc 10,25-27) et il est invité à se souvenir que seule leur observance conduit à la vie éternelle : « Fais cela et tu vivras » (Lc 10,28). Il est donc significatif que ce soit précisément le second de ces commandements qui suscite la curiosité et l’interrogation du docteur de la Loi : « Et qui est mon prochain ? » (Lc 10,29). Le Maître répond par la parabole du bon Samaritain, parabole-clé pour la pleine compréhension du commandement de l’amour du prochain (cf. Lc 10,30-37).

Les deux commandements, auxquels « se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes » (Mt 22,40), sont profondément unis entre eux et s’interpénètrent. Jésus rend témoignage de leur indivisible unité par ses paroles et par sa vie : sa mission culmine à la Croix rédemptrice (cf. Jn 3,14-15), signe de son amour inséparable envers le Père et envers l’humanité (cf. Jn 13,1).

L’Ancien et le Nouveau Testament affirment explicitement que, sans l’amour du prochain qui se concrétise dans l’observance des commandements, l’amour authentique pour Dieu n’est pas possible. Saint Jean l’écrit avec une force extraordinaire : « Si quelqu’un dit " J’aime Dieu " et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4,20). L’évangéliste fait écho à la prédication morale du Christ, exprimée de manière admirable et sans équivoque dans la parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10,30-37) et dans le « discours » du jugement dernier (cf. Mt 25,31-46).

15. Dans le « Discours sur la Montagne », qui constitue lamagna carta de la morale évangélique 24, Jésus dit : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi et les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17). Le Christ est la clé des Ecritures : « Vous scrutez les Ecritures, 1 ce sont elles qui me rendent témoignage » (Jn 5,39) ; il est le centre de l’économie du salut, la récapitulation de l’Ancien et du Nouveau Testament, des promesses de la Loi et de leur accomplissement dans l’Evangile ; il est le lien vivant et éternel entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance. Commentant l’affirmation de Paul « la fin de la loi, c’est le Christ » (Rm 10,4), saint Ambroise écrit : « Fin, non en tant qu’absence, mais en tant que plénitude de la Loi : elle s’accomplit dans le Christ (plenitudo legis in Christo est), du fait qu’il est venu non pour supprimer la Loi, mais pour la porter à son accomplissement. De la même manière qu’il y a un Ancien Testament, et que toute vérité cependant se trouve dans le Nouveau Testament, ainsi en est-il de la Loi : celle qui a été donnée par l’intermédiaire de Moïse est la figure de la vraie Loi. Donc, la Loi mosaïque est le prototype de la vérité » 25.

Jésus porte à leur accomplissement les commandements de Dieu, en particulier le commandement de l’amour du prochain, en intériorisant et en radicalisant ses exigences ; l’amour du prochain jaillit d’un cœur qui aime, et qui, précisément parce qu’il aime, est disposé à en vivre les exigences les plus hautes. Jésus montre que les commandements ne doivent pas être entendus comme une limite minimale à ne pas dépasser, mais plutôt comme une route ouverte pour un cheminement moral et spirituel vers la perfection, dont le centre est l’amour (cf. Col 3,14). Ainsi, le commandement « tu ne tueras pas » devient l’appel à un amour prompt à soutenir et à promouvoir la vie du prochain ; le précepte qui interdit l’adultère devient une invitation à un regard pur, capable de respecter le sens sponsal du corps : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux ancêtres : " Tu ne tueras point " ; et si quelqu’un tue, il en répondra au tribunal. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; 2 Vous avez entendu qu’il a été dit : " Tu ne commettras pas l’adultère ". Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt 5,21-22. 27-28). Jésus est « l’accomplissement » vivant de la Loi en tant qu’il en réalise la signification authentique par le don total de lui-même : il devient lui-même la Loi vivante personnifiée, qui invite à sa suite, qui, par son Esprit, donne la grâce de partager sa vie et son amour même, et qui donne la force nécessaire pour en témoigner par les choix et par les actes (cf. Jn 13,34-35).

« Si tu veux être parfait » (Mt 19,21)

16. La réponse rappelant les commandements ne satisfait pas le jeune homme qui interroge Jésus : « Tout cela, je l’ai observé ; que me manque-t-il encore ? » (Mt 19,20). Il n’est pas facile de dire avec bonne conscience « tout cela, je l’ai observé », si l’on comprend à peine la portée effective des exigences contenues dans la Loi de Dieu. Cependant, s’il lui est possible de donner une réponse semblable, s’il a aussi suivi l’idéal moral avec sérieux et avec générosité depuis son enfance, le jeune homme riche sait qu’il est encore loin du but ; face à la personne de Jésus, il saisit que quelque chose lui manque encore. C’est en fonction de cette prise de conscience d’insuffisance que Jésus s’adresse à lui dans sa dernière réponse : en saisissant la nostalgie d’une plénitude qui dépasse l’interprétation légaliste des commandements, le bon Maître invite le jeune homme à entrer dans le chemin de la perfection : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi » (Mt 19,21).

Comme on l’a fait pour la partie précédente de la réponse de Jésus, celle-ci doit être lue et interprétée dans le cadre de tout le message moral de l’Evangile et, spécialement, dans le cadre du Discours sur la Montagne, des Béatitudes (cf. Mt 5,3-12), dont la première est précisément la béatitude des pauvres, des « pauvres en esprit », comme le précise saint Matthieu (Mt 5,3), ou encore des humbles. Dans ce sens, on peut dire que les Béatitudes font aussi partie de l’espace ouvert par la réponse que Jésus donne à la question du jeune homme : « Que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? ». En effet, chaque béatitude promet précisément, selon une perspective particulière, ce « bien » qui ouvre l’homme à la vie éternelle, et plus encore qui est la vie éternelle elle-même.

Les Béatitudes n’ont pas comme objet propre des normes particulières de comportement, mais elles évoquent des attitudes et des dispositions fondamentales de l’existence, et, donc, ne coïncident pas exactement avec les commandements. D’autre part, il n’y a pas de séparation ou d’opposition entre les béatitudes et les commandements : les uns et les autres se réfèrent au bien et à la vie éternelle. Le Discours sur la Montagne commence par la proclamation des Béatitudes, mais renferme aussi la référence aux commandements (cf. Mt 5,20-48). En même temps, ce Discours montre l’ouverture et l’orientation des commandements vers la perfection qui est celle des Béatitudes. Celles-ci sont, avant tout, des promesses, dont découlent aussi, de manière indirecte, des indications normatives pour la vie morale. Dans leur profondeur originelle, elles sont une sorte d’autoportrait du Christ et, précisément pour cela, elles sont des invitations à le suivre et à vivre en communion avec lui 26.

17. Nous ne savons pas dans quelle mesure le jeune homme de l’Evangile avait compris le contenu profond et exigeant de la première réponse donnée par Jésus : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » ; cependant, il est certain que l’engagement manifesté par le jeune homme à respecter toutes les exigences morales des commandements constitue le terrain indispensable dans lequel peut germer et mûrir le désir de la perfection, c’est-à-dire de réaliser ce qu’ils signifient et de l’accomplir en suivant le Christ. Le dialogue entre Jésus et le jeune homme nous aide à saisir les conditions de la croissance morale de l’homme appelé à la perfection : le jeune homme, qui a observé tous les commandements, se montre incapable de faire par ses seules forces le pas suivant. Pour le faire, il faut une liberté humaine mûre : « Si tu veux », et le don divin de la grâce : « Viens, suis-moi ».

La perfection exige la maturité dans le don de soi, à quoi est appelée la liberté de l’homme. Jésus indique au jeune homme les commandements comme condition première et imprescriptible pour avoir la vie éternelle ; l’abandon de tout ce que possède le jeune homme et la suite du Seigneur prennent en revanche le caractère d’une proposition : « Si tu veux... ». La parole de Jésus révèle la dynamique particulière de la croissance de la liberté vers sa maturité et, en même temps, manifeste le rapport fondamental de la liberté avec la Loi divine. La liberté de l’homme et la Loi de Dieu ne s’opposent pas, mais, au contraire, s’appellent mutuellement.

Le disciple du Christ sait que sa vocation est une vocation à la liberté. « Vous, en effet, mes frères, vous avez été appelés à la liberté » proclame avec joie et avec fierté l’Apôtre Paul. Cependant, il précise aussitôt : « Que cette liberté ne donne pas prétexte à satisfaire la chair ; mais par la charité mettez-vous au service les uns des autres » (Ga 5,13). La fermeté avec laquelle l’Apôtre s’oppose à celui qui croit en sa propre justification par la Loi n’a rien à voir avec la « libération » de l’homme par les préceptes, qui sont, à l’inverse, au service de la pratique de l’amour : « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi. En effet, le précepte : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, et tous les autres se résument dans cette formule : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Rm 13,8-9). Après avoir parlé de l’observance des commandements comme de la première liberté imparfaite, saint Augustin poursuit ainsi : « Pourquoi, demande quelqu’un, n’est-ce pas la liberté parfaite ? Parce que je vois dans mes membres une autre loi qui s’élève contre la loi de mon esprit 3. C’est une liberté partielle et un esclavage partiel ; ce n’est pas encore la liberté totale, la pure liberté, la pleine liberté parce que ce n’est pas encore l’éternité. La faiblesse pèse en effet sur nous en partie et nous avons reçu une part de liberté. Tout ce que nous avons commis de péché auparavant a été effacé par le baptême. Parce que l’iniquité a été entièrement effacée, est-ce qu’il n’est resté aucune faiblesse ? S’il n’en était pas resté, nous serions sans péché dans cette vie. Mais qui oserait le prétendre si ce n’est l’orgueilleux, si ce n’est celui qui est indigne de la miséricorde du Libérateur ? 4 Du fait, par conséquent, qu’il nous est resté une certaine faiblesse, j’ose dire que, dans la mesure où nous servons Dieu, nous sommes libres et que, dans la mesure où nous servons la loi du péché, nous sommes encore esclaves » 27.

18. Celui qui vit « selon la chair » ressent la Loi de Dieu comme un poids, et même comme une négation ou, en tout cas, comme une restriction de sa propre liberté. Inversement, celui qui est animé par l’amour, qui se laisse « mener par l’Esprit » (Ga 5,16) et désire servir les autres trouve dans la Loi de Dieu la voie fondamentale et nécessaire pour pratiquer l’amour librement choisi et vécu. Bien plus, il saisit l’urgence intérieure - une vraie « nécessité », et non pas une contrainte - de ne pas s’en tenir aux exigences minimales de la Loi, mais de les vivre dans leur « plénitude ». C’est un chemin encore incertain et fragile tant que nous sommes sur la terre, mais rendu possible par la grâce qui nous donne de posséder la pleine liberté des fils de Dieu (cf. Rm 8,21) et donc de répondre par la vie morale à notre sublime vocation : être « fils dans le Fils ».

Cette vocation à l’amour parfait n’est pas réservée à un groupe de personnes. L’invitation « va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres », avec la promesse « tu auras un trésor dans les cieux », s’adresse à tous, parce qu’il s’agit d’une radicalisation du commandement de l’amour du prochain, comme l’invitation « viens, suis-moi » est la nouvelle forme concrète du commandement de l’amour de Dieu. Les commandements et l’invitation de Jésus au jeune homme riche sont au service d’une unique et indivisible charité qui tend spontanément à la perfection dont Dieu seul est la mesure : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48). Dans l’Evangile de Luc, Jésus explicite la portée de cette perfection : « Montrez-vous miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6,36).

« Viens, suis-moi » (Mt 19,21)

19. La voie et, en même temps, le contenu de cette perfection consistent dans la suite du Christ, dans le fait de suivre Jésus après avoir renoncé à ses biens particuliers et à soi-même. C’est précisément la conclusion du dialogue entre Jésus et le jeune homme : « Puis viens, suis-moi » (Mt 19,21). La merveilleuse profondeur de cette invitation sera pleinement perçue par les disciples après la résurrection du Christ, quand l’Esprit Saint les introduira dans la vérité tout entière (cf. Jn 16,13).

Jésus lui-même prend l’initiative et invite à le suivre. L’appel est adressé avant tout à ceux auxquels il confie une mission particulière, à commencer par les Douze ; mais il apparaît aussi clairement qu’être disciple du Christ est la condition de tout croyant (cf. Ac 6,1). De ce fait, suivre le Christ est le fondement essentiel et original de la morale chrétienne : comme le peuple d’Israël suivait Dieu qui le conduisait dans le désert vers la Terre promise (cf. Ex 13, 21), de même le disciple doit suivre Jésus vers lequel le Père lui-même l’attire (cf. Jn 6,44).

Il ne s’agit pas seulement ici de se mettre à l’écoute d’un enseignement et d’accueillir dans l’obéissance un commandement ; plus radicalement, il s’agit d’adhérer à la personne même de Jésus, de partager sa vie et sa destinée, de participer à son obéissance libre et amoureuse à la volonté du Père. En suivant, par la réponse de la foi, celui qui est la Sagesse faite chair, le disciple de Jésus devient vraiment disciple de Dieu (cf. Jn 6,45). En effet, Jésus est la lumière du monde, la lumière de la vie (cf. Jn 8,12) ; il est le pasteur qui guide et nourrit les brebis (cf. Jn 10,11-16) ; il est le chemin, la vérité et la vie (cf. Jn 14,6) ; il est celui qui conduit au Père, de telle sorte que le voir, lui le Fils, c’est voir le Père (cf. Jn 14,6-10). Par conséquent, imiter le Fils, « l’image du Dieu invisible » (Col 1,15), signifie imiter le Père.

20. Jésus demande de le suivre et de l’imiter sur le chemin de l’amour, d’un amour qui se donne totalement aux frères par amour pour Dieu : « Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,12). Ce « comme » exige l’imitation de Jésus, de son amour, dont le lavement des pieds est le signe : « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car c’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi j’ai fait pour vous » (Jn 13,14-15). L’agir de Jésus et sa parole, ses actions et ses préceptes constituent la règle morale de la vie chrétienne. En effet, ses actions et, de manière particulière, sa Passion et sa mort en Croix sont la révélation vivante de son amour pour le Père et pour les hommes. Cet amour, Jésus demande qu’il soit imité par ceux qui le suivent. C’est le commandement « nouveau » : « Je vous donne un commandement nouveau : vous aimer les uns les autres ; comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. A ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13,34-35).

Ce « comme » indique aussi la mesure avec laquelle Jésus a aimé et avec laquelle ses disciples doivent s’aimer entre eux. Après avoir dit : « Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,12), Jésus poursuit en révélant le don sacrificiel de sa vie sur la Croix, témoignage d’un amour « jusqu’à la fin » (Jn 13,1) : « Nul n’a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13).

En appelant le jeune homme à le suivre sur le chemin de la perfection, Jésus lui demande de vivre parfaitement le commandement de l’amour, « son » commandement : entrer dans le mouvement de son don total, imiter et revivre l’amour même du « bon » Maître, de celui qui a aimé « jusqu’à la fin ». C’est ce que Jésus demande à tout homme qui veut se mettre à sa suite : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Mt 16,24).

21. Suivre le Christ ne peut pas être une imitation extérieure, parce que cela concerne l’homme dans son intériorité profonde. Etre disciple de Jésus veut dire être rendu conforme à Celui qui s’est fait serviteur jusqu’au don de lui-même sur la Croix (cf. Ph 2,5-8). Par la foi, le Christ habite dans le cœur du croyant (cf. Ep 3,17), et ainsi le disciple est assimilé à son Seigneur et lui est configuré. C’est le fruit de la grâce, de la présence agissante de l’Esprit Saint en nous.

Incorporé au Christ, le chrétien devient membre de son Corps qui est l’Eglise (cf. 1 Co 12, 13. 27). Sous l’impulsion de l’Esprit, le Baptême configure radicalement le fidèle au Christ, dans le mystère pascal de la mort et de la résurrection ; il le « revêt » du Christ (cf. Ga 3,27) : « Réjouissons-nous et rendons grâce, s’exclame saint Augustin en s’adressant aux baptisés, nous sommes devenus non seulement chrétiens, mais le Christ. 5 Soyez étonnés et joyeux. Nous sommes devenus le Christ ! » 28. Mort au péché, le baptisé reçoit la vie nouvelle (cf. Rm 6,3-11) : vivant pour Dieu dans le Christ Jésus, il est appelé à marcher selon l’Esprit et à en manifester les fruits dans sa vie (cf. Ga 5,16-25). Et la participation à l’Eucharistie, sacrement de la Nouvelle Alliance (cf. 1 Co 11, 23-29), est le plus haut degré de l’assimilation au Christ, source de « vie éternelle » (cf. Jn 6,51-58), principe et force du don total de soi, dont Jésus, selon le témoignage transmis par Paul, demande de faire mémoire dans la célébration et dans la vie : « Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26).

« Pour Dieu tout est possible » (Mt 19,26)

22. Amère est la conclusion du dialogue entre Jésus et le jeune homme riche : « Entendant cette parole, le jeune homme s’en alla contristé, car il avait de grands biens » (Mt 19,22). Non seulement le riche, mais encore les disciples eux-mêmes sont effrayés par l’appel de Jésus à le suivre, appel dont les exigences dépassent les aspirations et les forces humaines : « Entendant cela, les disciples restèrent tout interdits : " Qui donc peut être sauvé ? " disaient-ils » (Mt 19,25). Mais le Maître renvoie à la puissance de Dieu : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible » (Mt 19,26).

Dans ce même chapitre de l’Evangile de Matthieu (19, 3-10), lorsqu’il interprète la Loi mosaïque sur le mariage, Jésus refuse le droit à la répudiation, en invoquant le « principe » le plus ancien et le plus autorisé par rapport à la Loi de Moïse ; le dessein premier de Dieu sur l’homme est un dessein auquel l’homme est devenu non conforme à la suite du péché : « C’est en raison de votre dureté de cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes, mais dès l’origine il n’en fut pas ainsi » (Mt 19,8). Le rappel du « principe » effraie les disciples qui commentent en ces termes : « Si telle est la condition de l’homme envers la femme, il vaut mieux ne pas se marier » (Mt 19,10). En se référant de manière spécifique au charisme du célibat « à cause du Royaume des cieux » (Mt 19,12), tout en énonçant une règle générale, Jésus renvoie à la nouvelle et surprenante possibilité offerte à l’homme par la grâce de Dieu : « Il leur dit : " Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux-là à qui c’est donné " » (Mt 19,11).

L’homme ne peut pas imiter et revivre l’amour du Christ par ses seules forces. Il devient capable de cet amour seulement en vertu d’un don de Dieu. De même que le Seigneur Jésus reçoit l’amour de son Père, il le communique à son tour gratuitement à ses disciples : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour » (Jn 15,9). Le don du Christ, c’est son Esprit, dont le premier « fruit » (cf. Ga 5,22) est la charité : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné » (Rm 5,5). Saint Augustin s’interroge : « Est-ce l’amour qui fait observer les commandements, ou bien est-ce l’observance des commandements qui fait naître l’amour ? » Et il répond : « Mais qui doute que l’amour précède l’observance ? De fait, celui qui n’aime pas n’a pas de raison d’observer les commandements » 29.

23. « La loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t’a affranchi de la loi du péché et de la mort » (Rm 8,2). Par ces paroles, l’Apôtre nous amène à considérer, dans la perspective de l’histoire du salut qui s’accomplit dans le Christ, le rapport entre la Loi (ancienne) et la grâce (Loi nouvelle). Il reconnait le rôle pédagogique de la Loi qui, en permettant à l’homme pécheur de prendre la mesure de son impuissance et en lui ôtant la prétention de l’autosuffisance, l’ouvre à la supplication et à l’accueil de la « vie dans l’Esprit ». Il n’est possible de pratiquer les commandements de Dieu que dans cette vie nouvelle. C’est par la foi au Christ, en effet, que nous sommes rendus justes (cf. Rm 3,28) : la « justice » que la Loi exige, mais ne peut donner à personne, tout croyant la trouve manifestée et donnée par le Seigneur Jésus. Saint Augustin synthétise encore, de manière tout aussi admirable, la dialectique paulinienne de la Loi et de la grâce : « La Loi a donc été donnée pour que l’on demande la grâce ; la grâce a été donnée pour que l’on remplisse les obligations de la Loi » 30.

L’amour et la vie selon l’Evangile ne peuvent pas être envisagés avant tout sous la forme du précepte, car ce qu’ils requièrent va au-delà des forces humaines. Ils ne peuvent être vécus que comme le fruit d’un don de Dieu qui guérit et transforme le cœur de l’homme par la grâce : « Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ » (Jn 1,17). De ce fait, la promesse de la vie éternelle est liée au don de la grâce, et le don de l’Esprit que nous avons reçu constitue déjà « les arrhes de notre héritage » (Ep 1,14).

24. Ainsi se révèle l’aspect authentique et original du commandement de l’amour, et de la perfection à laquelle il est ordonné ; il s’agit d’une possibilité offerte à l’homme exclusivement par la grâce, par le don de Dieu, par son amour. D’autre part, cette conscience d’avoir reçu ce don, de posséder en Jésus Christ l’amour de Dieu, fait naître et soutient la réponse responsable d’un amour total envers Dieu et entre les frères, comme le rappelle avec insistance l’Apôtre Jean dans sa première Lettre : « Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour 1. Bien-aimés, si Dieu nous a aimés ainsi, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres 2. Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4,7-8.11.19).

Ce lien inséparable entre la grâce du Seigneur et la liberté de l’homme, entre le don et le devoir, a été exprimé en termes simples et profonds par saint Augustin qui prie ainsi : « Da quod iubes et iube quod vis » (donne ce que tu commandes et commande ce que tu veux) 31.

Le don ne diminue pas mais renforce l’exigence morale de l’amour : « Or voici son commandement : croire au nom de son Fils Jésus Christ et nous aimer les uns les autres comme il nous en a donné le commandement » (1 Jn 3,23). On ne peut « demeurer » dans l’amour qu’à condition d’observer les commandements, comme l’affirme Jésus : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans son amour » (Jn 15,10).

En résumant ce qui est au cœur du message moral de Jésus et de la prédication des Apôtres, et en reprenant dans une admirable synthèse la grande tradition des Pères d’Orient et d’Occident - de saint Augustin en particulier 32 -, saint Thomas a pu écrire que la Loi nouvelle est la grâce de l’Esprit Saint donné par la foi au Christ 33. Les commandements extérieurs, dont l’Evangile parle aussi, prédisposent à cette grâce ou en déploient les effets dans la vie. De fait, la Loi nouvelle ne se contente pas de dire ce qui doit se faire, mais elle donne aussi la force de « faire la vérité » (cf. Jn 3,21). Dans le même sens, saint Jean Chrysostome a fait observer que la Loi nouvelle fut promulguée précisément quand l’Esprit Saint est venu du ciel le jour de la Pentecôte et que les Apôtres « ne descendirent pas de la montagne en portant, comme Moïse, des tables de pierre dans leurs mains, mais qu’ils s’en retournaient en portant l’Esprit Saint dans leurs cœurs, devenus par sa grâce une loi vivante et un livre vivant » 34.

« Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20)

25. Le dialogue entre Jésus et le jeune homme riche se poursuit, d’une certaine manière, dans toutes les périodes de l’histoire, et encore aujourd’hui. La question « Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » naît dans le cœur de tout homme, et c’est toujours le Christ, et lui seul, qui donne la réponse intégrale et finale. Le Maître, qui enseigne les commandements de Dieu, qui invite à sa suite et qui accorde la grâce pour une vie nouvelle, est toujours présent et agissant au milieu de nous, selon sa promesse : « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20). La présence du Christ aux hommes de tous les temps se réalise dans son corps qui est l’Eglise. Pour cela, le Seigneur a promis à ses disciples l’Esprit Saint, qui leur « rappellerait » et leur ferait comprendre ses commandements (cf. Jn 14,26) et qui serait le principe et la source d’une vie nouvelle dans le monde (cf. Jn 3,5-8 ; Rm 8,1-13).

Données par Dieu dans l’Ancienne Alliance et parvenues à leur perfection dans la Nouvelle et Eternelle Alliance, en la personne même du Fils de Dieu fait homme, les prescriptions morales doivent être fidèlement conservées et actualisées en permanence dans les différentes cultures tout au long de l’histoire. La charge de leur interprétation a été confiée par Jésus aux Apôtres et à leurs successeurs, assistés spécialement par l’Esprit de vérité : « Qui vous écoute m’écoute » (Lc 10,16). Avec la lumière et avec la force de l’Esprit, les Apôtres ont accompli la mission de prêcher l’Evangile et de montrer la « voie » du Seigneur (cf. Ac 18,25), en enseignant avant tout à suivre et à imiter le Christ : « Pour moi, vivre, c’est le Christ » (Ph 1,21).

26. Dans la catéchèse morale des Apôtres, parallèlement aux exhortations et aux indications relatives au contexte historique et culturel, se trouve un enseignement éthique avec des normes précises de comportement. Cela apparaît aussi dans leurs Lettres, qui contiennent l’interprétation, guidée par l’Esprit Saint, des préceptes du Seigneur à vivre dans les différentes situations culturelles (cf. Rm 12-15 ; 1 Co 11-14 ; Ga 5-6 ; Ep 4-6 ; Col 3-4 ; 1 P ; Jc ). Aux débuts de l’Eglise, chargés de la prédication évangélique, les Apôtres ont veillé sur la rectitude de la conduite des chrétiens 35, en vertu de leur responsabilité pastorale, comme ils ont veillé également sur la pureté de la foi et sur la transmission des dons divins par les sacrements 36. Les premiers chrétiens, issus du peuple juif ou d’autres nations, se différenciaient des païens non seulement par leur foi et par leur liturgie, mais aussi par le témoignage de leur conduite morale, inspirée par la Loi nouvelle 37. En effet, l’Eglise est en même temps communion de foi et de vie ; sa norme est « la foi opérant par la charité » (Ga 5,6).

Aucune déchirure ne doit briser l’harmonie entre la foi et la vie : l’unité de l’Eglise est blessée non seulement par les chrétiens qui refusent ou déforment la vérité de la foi, mais encore par ceux qui méconnaissent les obligations morales auxquelles l’Evangile les appelle (cf. 1 Co 5, 9-13). Avec fermeté, les Apôtres ont refusé toute dissociation entre l’engagement intérieur et les gestes qui l’expriment et le confirment (cf. 1 Jn 2,3-6).

Et depuis les temps apostoliques, les Pasteurs de l’Eglise ont dénoncé clairement les manières d’agir de ceux qui étaient des fauteurs de division par leurs enseignements et par leurs comportements 38.

27. Dans l’unité de l’Eglise, promouvoir et garder la foi et la vie morale, c’est la tâche confiée par Jésus aux Apôtres (cf. Mt 28,19-20), tâche qui se poursuit dans le ministère de leurs successeurs. C’est ce que l’on retrouve dans la Tradition vivante, par laquelle, comme l’enseigne le Concile Vatican II, « l’Eglise perpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte, et elle transmet à chaque génération, tout ce qu’elle est elle-même, tout ce qu’elle croit. Cette Tradition qui vient des Apôtres se poursuit dans l’Eglise, sous l’assistance du Saint-Esprit » 39. Dans l’Esprit, l’Eglise accueille et transmet l’Ecriture comme témoignage des « grandes choses » que Dieu opère dans l’histoire (cf. Lc 1,49) ; elle confesse par la bouche des Pères et des Docteurs la vérité du Verbe incarné ; elle met en pratique les préceptes et la charité dans la vie des saints et des saintes et dans le sacrifice des martyrs ; elle célèbre l’espérance dans la liturgie ; par cette Tradition, les chrétiens reçoivent « la voix vivante de l’Evangile » 40, comme expression fidèle de la sagesse et de la volonté divines.

A l’intérieur de la Tradition, avec l’assistance de l’Esprit Saint, se développe l’interprétation authentique de la Loi du Seigneur. L’Esprit, qui est à l’origine de la Révélation, des commandements et des enseignements de Jésus, veille à ce qu’ils soient gardés saintement, exposés fidèlement et appliqués correctement dans tous les temps et dans toutes les situations. Une telle « actualisation » des commandements est le signe et le résultat d’une profonde intelligence de la Révélation et d’une bonne compréhension, à la lumière de la foi, des nouvelles situations historiques et culturelles. Cependant, elle ne peut que confirmer la validité permanente de la Révélation et s’inscrire dans le sillage de l’interprétation qu’en donne la grande Tradition de l’Eglise par son enseignement et par sa vie, Tradition dont témoignent la doctrine des Pères, la vie des saints, la liturgie de l’Eglise et l’enseignement du Magistère.

En particulier, comme l’affirme le Concile, « la charge d’interpréter de façon authentique la parole de Dieu, écrite ou transmise, a été confiée au seul Magistère vivant de l’Eglise dont l’autorité s’exerce au nom de Jésus Christ » 41. Ainsi l’Eglise, dans sa vie et dans son enseignement, se présente comme « colonne et support de la vérité » (1 Tm 3, 15), et aussi de la vérité dans l’agir moral. En effet, « il appartient à l’Eglise d’annoncer en tout temps et en tout lieu les principes de la morale, même en ce qui concerne l’ordre social, ainsi que de porter un jugement sur toute réalité humaine, dans la mesure où l’exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le salut des âmes » 42.

Précisément sur les questions qui font l’objet aujourd’hui du débat moral et autour desquelles se sont développées de nouvelles tendances et de nouvelles théories, le Magistère, dans la fidélité à Jésus Christ et dans la continuité de la Tradition de l’Eglise, estime qu’il est de son devoir urgent de proposer son discernement et son enseignement, afin d’aider l’homme sur le chemin vers la vérité et vers la liberté.


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