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 - 19 avril 2024 - Sainte Emma de Sangau
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Evangelium Vitae

Chapitre 3 : Tu ne tueras pas

« Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19,17) : Evangile et commandement

52. « Et voici qu’un homme s’approcha et lui dit : "Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ?" » (Mt 19,16). Jésus répondit : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19,17). Le Maître parle de la vie éternelle, c’est-à-dire de la participation à la vie même de Dieu. On parvient à cette vie par l’observance des commandements du Seigneur, y compris donc du commandement « tu ne tueras pas ». C’est précisément le premier précepte du Décalogue que Jésus rappelle au jeune homme qui lui demande quels commandements il doit observer : « Jésus reprit : "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, Tu ne voleras pas..." » (Mt 19,18).

Le commandement de Dieu n’est jamais séparé de l’amour de Dieu : il est toujours un don pour la croissance et pour la joie de l’homme. Comme tel, il constitue un aspect essentiel et un élément de l’Évangile auquel on ne peut renoncer ; plus encore, il se présente comme « évangile », c’est-à-dire comme bonne et joyeuse nouvelle. L’Evangile de la vie est aussi un grand don de Dieu et en même temps un devoir qui engage l’homme. Il suscite étonnement et gratitude chez la personne libre et il demande à être accueilli, gardé et mis en valeur avec un sens aigu de la responsabilité : en lui donnant la vie, Dieu exige de l’homme qu’il la respecte, qu’il l’aime et qu’il la promeuve. De cette manière, le don se fait commandement et le commandement est lui-même un don.

Image vivante de Dieu, l’homme est voulu par son Créateur comme roi et seigneur. « Dieu a fait l’homme - écrit saint Grégoire de Nysse - de telle sorte qu’il soit apte au pouvoir royal sur la terre... L’homme a été créé à l’image de Celui qui gouverne l’univers. Tout manifeste que, depuis l’origine, sa nature est marquée par la royauté... L’homme est aussi roi. Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi universel, a été faite comme une image vivante qui participe à l’archétype par la dignité ». Appelé à être fécond et à se multiplier, à soumettre la terre et à dominer les autres créatures (cf. Gn 1, 28), l’homme est roi et seigneur non seulement des choses, mais aussi et avant tout de lui-même, et d’une certaine manière, de la vie qui lui est donnée et qu’il peut transmettre par l’acte de génération, accompli dans l’amour et dans le respect du dessein de Dieu. Cependant, sa seigneurie n’est pas absolue, mais c’est un ministère ; elle est le reflet véritable de la seigneurie unique et infinie de Dieu. De ce fait, l’homme doit la vivre avec sagesse et amour, participant à la sagesse et à l’amour incommensurables de Dieu. Et cela se réalise par l’obéissance à sa Loi sainte, une obéissance libre et joyeuse (cf. Ps 119 118), qui naît et se nourrit de la conscience que les préceptes du Seigneur sont un don de la grâce, qu’ils sont confiés à l’homme toujours et seulement pour son bien, afin de garder sa dignité personnelle et d’aller à la recherche de la béatitude.

De même que face aux choses, plus encore face à la vie, l’homme n’est pas le maître absolu et l’arbitre incontestable, mais - et en cela tient sa grandeur incomparable - il est « ministre du dessein établi par le Créateur ».

La vie est confiée à l’homme comme un trésor à ne pas dilapider, comme un talent à faire fructifier. L’homme doit en rendre compte à son Seigneur (cf. Mt 25,14-30 ; Lc 19,12-27).

« A chacun, je demanderai compte de la vie de son frère » (Gn 9, 5) : la vie humaine est sacrée et inviolable

53. « La vie humaine est sacrée parce que, dès son origine, elle comporte "l’action créatrice de Dieu" et demeure pour toujours dans une relation spéciale avec le Créateur, son unique fin. Dieu seul est le Maître de la vie de son commencement à son terme : personne, en aucune circonstance, ne peut revendiquer pour soi le droit de détruire directement un être humain innocent ». Par ces mots, l’Instruction Donum vitae expose le contenu central de la révélation de Dieu sur le caractère sacré et sur l’inviolabilité de la vie humaine.

En effet, la Sainte Ecriture présente à l’homme le précepte « tu ne tueras pas » comme un commandement divin (Ex 20, 13 ; Dt 5, 17). Ce précepte - comme je l’ai déjà souligné - se trouve dans le Décalogue, au cœur de l’Alliance que le Seigneur conclut avec le peuple élu ; mais il était déjà contenu dans l’alliance originelle de Dieu avec l’humanité après le châtiment purificateur du déluge, provoqué par l’extension du péché et de la violence (cf. Gn 9, 5-6).

Dieu se proclame Seigneur absolu de la vie de l’homme, formé à son image et à sa ressemblance (cf. Gn 1, 26-28). Par conséquent, la vie humaine présente un caractère sacré et inviolable, dans lequel se reflète l’inviolabilité même du Créateur. C’est pourquoi, Dieu se fera le juge exigeant de toute violation du commandement « tu ne tueras pas », placé à la base de toute la convivialité de la société. Il est le « goël », c’est-à-dire le défenseur de l’innocent (cf. Gn 4, 9-15 ; Is 41, 14 ; Jr 50, 34 ; Ps 19 18, 15). De cette manière, Dieu montre aussi qu’« il ne prend pas plaisir à la perte des vivants » (Sg 1, 13). Seul Satan peut s’en réjouir : par son envie, la mort est entrée dans le monde (cf. Sg 2, 24). Lui, qui est « homicide dès le commencement », est aussi « menteur et père du mensonge » (Jn 8,44) : trompant l’homme, il le conduit jusqu’au péché et à la mort, présentés comme des fins et des fruits de vie.

54. Le précepte « tu ne tueras pas » a explicitement un fort contenu négatif : il indique l’extrême limite qui ne peut jamais être franchie. Mais, implicitement, il pousse à garder une attitude positive de respect absolu de la vie qui amène à la promouvoir et à progresser sur la voie de l’amour qui se donne, qui accueille et qui sert. Déjà, le peuple de l’Alliance, bien qu’avec des lenteurs et des contradictions, a mûri progressivement dans ce sens, se préparant ainsi à la grande déclaration de Jésus : l’amour du prochain est un commandement semblable à celui de l’amour de Dieu ; « A ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes » (cf. Mt 22,36-40). « Le précepte... tu ne tueras pas... et tous les autres - souligne saint Paul - se résument en cette formule : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" (Rm 13,9 ; cf. Ga 5,14). Repris et porté à son achèvement dans la Loi nouvelle, le précepte « tu ne tueras pas » demeure une condition à laquelle on ne peut renoncer pour pouvoir « entrer dans la vie » (cf. Mt 19,16-19). Dans cette même perspective, ont aussi un ton péremptoire les paroles de l’Apôtre Jean : « Quiconque hait son frère est un homicide ; or vous savez qu’aucun homicide n’a la vie éternelle demeurant en lui » (1 Jn 3,15).

Depuis ses origines, la Tradition vivante de l’Eglise - comme en témoigne la Didachè, le plus ancien écrit chrétien non biblique - a rappelé de manière catégorique le commandement « tu ne tueras pas » : « Il y a deux voies : l’une de la vie et l’autre de la mort ; mais la différence est grande entre les deux voies... Second commandement de la doctrine : Tu ne tueras pas..., tu ne tueras pas l’enfant par avortement et tu ne le feras pas mourir après sa naissance... Voici maintenant la voie de la mort : impitoyable pour le pauvre, indifférent à l’égard de l’affligé, et ignorant leur Créateur, ils font avorter l’œuvre de Dieu, repoussant l’indigent et accablant l’opprimé ; défenseurs des riches et juges iniques des pauvres, ce sont des pécheurs invétérés. Puissiez-vous mes enfants être à l’écart de tout cela ! ».

Avançant dans le temps, la Tradition de l’Eglise a toujours enseigné unanimement la valeur absolue et permanente du commandement « tu ne tueras pas ». On sait que, dans les premiers siècles, l’homicide faisait partie des trois péchés les plus graves - avec l’apostasie et l’adultère - et qu’il exigeait une pénitence publique particulièrement pénible et longue, avant que le pardon et la réadmission dans la communion ecclésiale soient accordés à l’auteur repenti d’un homicide.

55. Cela ne doit pas surprendre : tuer l’être humain, dans lequel l’image de Dieu est présente, est un péché d’une particulière gravité. Seul Dieu est maître de la vie. Toutefois, depuis toujours, face aux cas nombreux et souvent dramatiques qui se présentent chez les individus et dans la société, la réflexion des croyants a tenté de parvenir à une compréhension plus complète et plus profonde de ce que le commandement de Dieu interdit et prescrit. Il y a des situations dans lesquelles les valeurs proposées par la Loi de Dieu apparaissent sous une forme paradoxale. C’est le cas, par exemple, de la légitime défense, pour laquelle le droit de protéger sa vie et le devoir de ne pas léser celle de l’autre apparaissent concrètement difficiles à concilier. Indubitablement, la valeur intrinsèque de la vie et le devoir de s’aimer soi-même autant que les autres fondent un véritable droit à se défendre soi-même. Ce précepte exigeant de l’amour pour les autres, énoncé dans l’Ancien Testament et confirmé par Jésus, suppose l’amour de soi présenté parallèlement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mc 12,31). Personne ne pourrait donc renoncer au droit de se défendre par manque d’amour de la vie ou de soi-même, mais seulement en vertu d’un amour héroïque qui approfondit et transfigure l’amour de soi, selon l’esprit des béatitudes évangéliques (cf. Mt 5,38-48), dans l’oblation radicale dont le Seigneur Jésus est l’exemple sublime.

D’autre part, « la légitime défense peut être non seulement un droit, mais un grave devoir, pour celui qui est responsable de la vie d’autrui, du bien commun de la famille ou de la cité ». Il arrive malheureusement que la nécessité de mettre l’agresseur en condition de ne pas nuire comporte parfois sa suppression. Dans une telle hypothèse, l’issue mortelle doit être attribuée à l’agresseur lui-même qui s’y est exposé par son action, même dans le cas où il ne serait pas moralement responsable par défaut d’usage de sa raison.

56. Dans cette perspective, se situe aussi la question de la peine de mort, à propos de laquelle on enregistre, dans l’Eglise comme dans la société civile, une tendance croissante à en réclamer une application très limitée voire même une totale abolition. Il faut replacer ce problème dans le cadre d’une justice pénale qui soit toujours plus conforme à la dignité de l’homme et donc, en dernière analyse, au dessein de Dieu sur l’homme et sur la société. En réalité, la peine que la société inflige « a pour premier effet de compenser le désordre introduit par la faute ». Les pouvoirs publics doivent sérvir face à la violation des droits personnels et sociaux, à travers l’imposition au coupable d’une expiation adéquate de la faute, condition pour être réadmis à jouir de sa liberté. En ce sens, l’autorité atteint aussi comme objectif de défendre l’ordre public et la sécurité des personnes, non sans apporter au coupable un stimulant et une aide pour se corriger et pour s’amender.

Précisément pour atteindre toutes ces finalités, il est clair que la mesure et la qualité de la peine doivent être attentivement évaluées et déterminées ; elles ne doivent pas conduire à la mesure extrême de la suppression du coupable, si ce n’est en cas de nécessité absolue, lorsque la défense de la société ne peut être possible autrement. Aujourd’hui, cependant, à la suite d’une organisation toujours plus efficiente de l’institution pénale, ces cas sont désormais assez rares, si non même pratiquement inexistants.

Dans tous les cas, le principe indiqué dans le nouveau Catéchisme de l’Eglise catholique demeure valide, principe selon lequel « si les moyens non sanglants suffisent à défendre les vies humaines contre l’agresseur et à protéger l’ordre public et la sécurité des personnes, l’autorité s’en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne humaine ».

57. Si l’on doit accorder une attention aussi grande au respect de toute vie, même de celle du coupable et de l’injuste agresseur, le commandement « tu ne tueras pas » a une valeur absolue quand il se réfère à la personne innocente. Et ceci d’autant plus qu’il s’agit d’un être humain faible et sans défense, qui ne trouve que dans le caractère absolu du commandement de Dieu une défense radicale face à l’arbitraire et à l’abus de pouvoir d’autrui.

En effet, l’inviolabilité absolue de la vie humaine innocente est une vérité morale explicitement enseignée dans la Sainte Ecriture, constamment maintenue dans la Tradition de l’Eglise et unanimement proposée par le Magistère. Cette unanimité est un fruit évident du « sens surnaturel de la foi » qui, suscité et soutenu par l’Esprit Saint, garantit le peuple de Dieu de l’erreur, lorsqu’elle « apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel »

Devant l’atténuation progressive dans les consciences et dans la société de la perception de l’illicéité morale absolue et grave de la suppression directe de toute vie humaine innocente, spécialement à son commencement ou à son terme, le Magistère de l’Eglise a intensifié ses interventions pour défendre le caractère sacré et inviolable de la vie humaine. Au Magistère pontifical, particulièrement insistant, s’est toujours uni le magistère épiscopal, avec des documents doctrinaux et pastoraux nombreux et importants, soit des Conférences épiscopales, soit d’évêques individuellement, sans oublier l’intervention du Concile Vatican II, forte et incisive dans sa brièveté.

Par conséquent, avec l’autorité conférée par le Christ à Pierre et à ses Successeurs, en communion avec tous les évêques de l’Eglise catholique, je confirme que tuer directement et volontairement un être humain innocent est toujours gravement immoral. Cette doctrine, fondée sur la loi non écrite que tout homme découvre dans son cœur à la lumière de la raison (cf. Rm 2,14-15), est réaffirmée par la Sainte Ecriture, transmise par la Tradition de l’Église et enseignée par le Magistère ordinaire et universel.

La décision délibérée de priver un être humain innocent de sa vie est toujours mauvaise du point de vue moral et ne peut jamais être licite, ni comme fin, ni comme moyen en vue d’une fin bonne. En effet, c’est une grave désobéissance à la loi morale, plus encore à Dieu lui-même, qui en est l’auteur et le garant ; cela contredit les vertus fondamentales de la justice et de la charité. « Rien ni personne ne peut autoriser que l’on donne la mort à un être humain innocent, fœtus ou embryon, enfant ou adulte, vieillard, malade incurable ou agonisant. Personne ne peut demander ce geste homicide pour soi ou pour un autre confié à sa responsabilité, ni même y consentir, explicitement ou non. Aucune autorité ne peut légitimement l’imposer, ni même l’autoriser ».

En ce qui concerne le droit à la vie, tout être humain innocent est absolument égal à tous les autres. Cette égalité est la base de tous les rapports sociaux authentiques qui, pour être vraiment tels, ne peuvent pas ne pas être fondés sur la vérité et sur la justice, reconnaissant et défendant chaque homme et chaque femme comme une personne et non comme une chose dont on peut disposer. Par rapport à la norme morale qui interdit la suppression directe d’un être humain innocent, « il n’y a de privilège ni d’exception pour personne. Que l’on soit le maître du monde ou le dernier des "misérables" sur la face de la terre, cela ne fait aucune différence : devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux ».

« J’étais encore inachevé, tes yeux me voyaient » (Ps 139 138, 16) : le crime abominable de l’avortement

58. Parmi tous les crimes que l’homme peut accomplir contre la vie, l’avortement provoqué présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement grave et condamnable. Le deuxième Concile du Vatican le définit comme « un crime abominable », en même temps que l’infanticide.

Mais aujourd’hui, dans la conscience de nombreuses personnes, la perception de sa gravité s’est progressivement obscurcie. L’acceptation de l’avortement dans les mentalités, dans les mœurs et dans la loi elle-même est un signe éloquent d’une crise très dangereuse du sens moral, qui devient toujours plus incapable de distinguer entre le bien et le mal, même lorsque le droit fondamental à la vie est en jeu. Devant une situation aussi grave, le courage de regarder la vérité en face et d’appeler les choses par leur nom est plus que jamais nécessaire, sans céder à des compromis par facilité ou à la tentation de s’abuser soi-même. A ce propos, le reproche du Prophète retentit de manière catégorique : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres » (Is 5, 20). Précisément dans le cas de l’avortement, on observe le développement d’une terminologie ambiguë, comme celle d’« interruption de grossesse », qui tend à en cacher la véritable nature et à en atténuer la gravité dans l’opinion publique. Ce phénomène linguistique est sans doute lui-même le symptôme d’un malaise éprouvé par les consciences. Mais aucune parole ne réussit à changer la réalité des choses : l’avortement provoqué est le meurtre délibéré et direct, quelle que soit la façon dont il est effectué, d’un être humain dans la phase initiale de son existence, située entre la conception et la naissance.

La gravité morale de l’avortement provoqué apparaît dans toute sa vérité si l’on reconnaît qu’il s’agit d’un homicide et, en particulier, si l’on considère les circonstances spécifiques qui le qualifient. Celui qui est supprimé est un être humain qui commence à vivre, c’est-à-dire l’être qui est, dans l’absolu, le plus innocent qu’on puisse imaginer : jamais il ne pourrait être considéré comme un agresseur, encore moins un agresseur injuste ! Il est faible, sans défense, au point d’être privé même du plus infime moyen de défense, celui de la force implorante des gémissements et des pleurs du nouveau-né. Il est entièrement confié à la protection et aux soins de celle qui le porte dans son sein. Et pourtant, parfois, c’est précisément elle, la mère, qui en décide et en demande la suppression et qui va jusqu’à la provoquer.

Il est vrai que de nombreuses fois le choix de l’avortement revêt pour la mère un caractère dramatique et douloureux, lorsque la décision de se défaire du fruit de la conception n’est pas prise pour des raisons purement égoïstes et de facilité, mais parce que l’on voudrait sauvegarder des biens importants, comme la santé ou un niveau de vie décent pour les autres membres de la famille. Parfois, on craint pour l’enfant à naître des conditions de vie qui font penser qu’il serait mieux pour lui de ne pas naître. Cependant, ces raisons et d’autres semblables, pour graves et dramatiques qu’elles soient, ne peuvent jamais justifier la suppression délibérée d’un être humain innocent.

59. Pour décider de la mort de l’enfant non encore né, aux côtés de la mère, se trouvent souvent d’autres personnes. Avant tout, le père de l’enfant peut être coupable, non seulement lorsqu’il pousse expressément la femme à l’avortement, mais aussi lorsqu’il favorise indirectement sa décision, parce qu’il la laisse seule face aux problèmes posés par la grossesse : de cette manière, la famille est mortellement blessée et profanée dans sa nature de communauté d’amour et dans sa vocation à être « sanctuaire de la vie ». On ne peut pas non plus passer sous silence les sollicitations qui proviennent parfois du cercle familial plus large et des amis. Fréquemment, la femme est soumise à des pressions tellement fortes qu’elle se sent psychologiquement contrainte à consentir à l’avortement : sans aucun doute, dans ce cas, la responsabilité morale pèse particulièrement sur ceux qui l’ont forcée à avorter, directement ou indirectement. De même les médecins et le personnel de santé sont responsables, quand ils mettent au service de la mort les compétences acquises pour promouvoir la vie.

Mais la responsabilité incombe aussi aux législateurs, qui ont promu et approuvé des lois en faveur de l’avortement et, dans la mesure où cela dépend d’eux, aux administrateurs des structures de soins utilisées pour effectuer les avortements. Une responsabilité globale tout aussi grave pèse sur ceux qui ont favorisé la diffusion d’une mentalité de permissivité sexuelle et de mépris de la maternité, comme sur ceux qui auraient dû engager - et qui ne l’ont pas fait - des politiques familiales et sociales efficaces pour soutenir les familles, spécialement les familles nombreuses ou celles qui ont des difficultés économiques et éducatives particulières. On ne peut enfin sous-estimer le réseau de complicités qui se développe, jusqu’à associer des institutions internationales, des fondations et des associations qui luttent systématiquement pour la légalisation et pour la diffusion de l’avortement dans le monde. Dans ce sens, l’avortement dépasse la responsabilité des individus et le dommage qui leur est causé, et il prend une dimension fortement sociale : c’est une blessure très grave portée à la société et à sa culture de la part de ceux qui devraient en être les constructeurs et les défenseurs. Comme je l’ai écrit dans ma Lettre aux familles, « nous nous trouvons en face d’une énorme menace contre la vie, non seulement d’individus, mais de la civilisation tout entière ». Nous nous trouvons en face de ce qui peut être défini comme une « structure de péché » contre la vie humaine non encore née.

60. Certains tentent de justifier l’avortement en soutenant que le fruit de la conception, au moins jusqu’à un certain nombre de jours, ne peut pas être encore considéré comme une vie humaine personnelle. En réalité, « dès que l’ovule est fécondé, se trouve inaugurée une vie qui n’est celle ni du père ni de la mère, mais d’un nouvel être humain qui se développe pour lui-même. Il ne sera jamais rendu humain s’il ne l’est pas dès lors. A cette évidence de toujours, ...la science génétique moderne apporte de précieuses confirmations. Elle a montré que dès le premier instant se trouve fixé le programme de ce que sera ce vivant : une personne, cette personne individuelle avec ses notes caractéristiques déjà bien déterminées. Dès la fécondation, est commencée l’aventure d’une vie humaine dont chacune des grandes capacités demande du temps pour se mettre en place et se trouver prête à agir ». Même si la présence d’une âme spirituelle ne peut être constatée par aucun moyen expérimental, les conclusions de la science sur l’embryon humain fournissent « une indication précieuse pour discerner rationnellement une présence personnelle dès cette première apparition d’une vie humaine : comment un individu humain ne serait-il pas une personne humaine ? ».

D’ailleurs, l’enjeu est si important que, du point de vue de l’obligation morale, la seule probabilité de se trouver en face d’une personne suffirait à justifier la plus nette interdiction de toute intervention conduisant à supprimer l’embryon humain. Précisément pour ce motif, au-delà des débats scientifiques et même des affirmations philosophiques à propos desquelles le Magistère ne s’est pas expressément engagé, l’Eglise a toujours enseigné, et enseigne encore, qu’au fruit de la génération humaine, depuis le premier moment de son existence, doit être garanti le respect inconditionnel qui est moralement dû à l’être humain dans sa totalité et dans son unité corporelle et spirituelle : « L’être humain doit être respecté et traité comme une personne dès sa conception, et donc dès ce moment on doit lui reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels en premier lieu le droit inviolable de tout être humain innocent à la vie ».

61. Les textes de la Sainte Ecriture, qui ne parlent jamais d’avortement volontaire et donc ne comportent pas de condamnations directes et spécifiques à ce sujet, manifestent une telle considération pour l’être humain dans le sein maternel, que cela exige comme conséquence logique qu’à lui aussi s’étend le commandement de Dieu : « Tu ne tueras pas ».

La vie humaine est sacrée et inviolable dans tous les moments de son existence, même dans le moment initial qui précède la naissance. Depuis le sein maternel, l’homme appartient à Dieu qui scrute et connaît tout, qui l’a formé et façonné de ses mains, qui le voit alors qu’il n’est encore que petit embryon informe et qui entrevoit en lui l’adulte qu’il sera demain, dont les jours sont comptés et dont la vocation est déjà consignée dans le « livre de vie » (cf. Ps 139 138, 1. 13-16). Là aussi, lorsqu’il est encore dans le sein maternel - comme de nombreux textes bibliques en témoignent -, l’homme est l’objet le plus personnel de la providence amoureuse et paternelle de Dieu.

Des origines à nos jours - comme le montre bien la Déclaration publiée sur ce sujet par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi -, la Tradition chrétienne est claire et unanime pour qualifier l’avortement de désordre moral particulièrement grave. Depuis le moment où elle s’est affrontée au monde gréco-romain, dans lequel l’avortement et l’infanticide étaient des pratiques courantes, la première communauté chrétienne s’est opposée radicalement, par sa doctrine et dans sa conduite, aux mœurs répandues dans cette société, comme le montre bien la Didachè, déjà citée. Parmi les écrivains ecclésiastiques du monde grec, Athénagore rappelle que les chrétiens considèrent comme homicides les femmes qui ont recours à des moyens abortifs, car même si les enfants sont encore dans le sein de leur mère, « Dieu a soin d’eux ». Parmi les latins, Tertullien affirme : « C’est un homicide anticipé que d’empêcher de naître et peu importe qu’on arrache l’âme déjà née ou qu’on la détruise au moment où elle naît. C’est un homme déjà ce qui doit devenir un homme ».

A travers son histoire déjà bimillénaire, cette même doctrine a été constamment enseignée par les Pères de l’Eglise, par les Pasteurs et les Docteurs. Même les discussions de caractère scientifique et philosophique à propos du moment précis de l’infusion de l’âme spirituelle n’ont jamais comporté la moindre hésitation quant à la condamnation morale de l’avortement.

62. Plus récemment, le Magistère pontifical a repris cette doctrine commune avec une grande vigueur. En particulier, Pie XI, dans l’encyclique Casti connubii, a repoussé les prétendues justifications de l’avortement ; Pie XII a exclu tout avortement direct, c’est-à-dire tout acte qui tend directement à détruire la vie humaine non encore née, « que cette destruction soit entendue comme une fin ou seulement comme un moyen en vue de la fin » ; Jean XXIII a réaffirmé que la vie humaine est sacrée, puisque « dès son origine, elle requiert l’action créatrice de Dieu ». Comme cela a déjà été rappelé, le deuxième Concile du Vatican a condamné l’avortement avec une grande sévérité : « La vie doit donc être sauvegardée avec un soin extrême dès la conception : l’avortement et l’infanticide sont des crimes abominables ».

Depuis les premiers siècles, la discipline canonique de l’Eglise a frappé de sanctions pénales ceux qui se souillaient par la faute de l’avortement, et cette pratique, avec des peines plus ou moins graves, a été confirmée aux différentes époques de l’histoire. Le Code de Droit canonique de 1917 prescrivait pour l’avortement la peine de l’excommunication. La législation canonique rénovée se situe dans cette ligne quand elle déclare que celui « qui procure un avortement, si l’effet s’ensuit, encourt l’excommunication latæ sententiæ », c’est-à-dire automatique. L’excommunication frappe tous ceux qui commettent ce crime en connaissant la peine encourue, y compris donc aussi les complices sans lesquels sa réalisation n’aurait pas été possible : par la confirmation de cette sanction, l’Eglise désigne ce crime comme un des plus graves et des plus dangereux, poussant ainsi ceux qui le commettent à retrouver rapidement le chemin de la conversion. En effet, dans l’Église, la peine de l’excommunication a pour but de rendre pleinement conscient de la gravité d’un péché particulier et de favoriser donc une conversion et une pénitence adéquates.

Devant une pareille unanimité de la tradition doctrinale et disciplinaire de l’Eglise, Paul VI a pu déclarer que cet enseignement n’a jamais changé et est immuable. C’est pourquoi, avec l’autorité conférée par le Christ à Pierre et à ses successeurs, en communion avec les Evêques - qui ont condamné l’avortement à différentes reprises et qui, en réponse à la consultation précédemment mentionnée, même dispersés dans le monde, ont exprimé unanimement leur accord avec cette doctrine -, je déclare que l’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen, constitue toujours un désordre moral grave, en tant que meurtre délibéré d’un être humain innocent. Cette doctrine est fondée sur la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite ; ella est transmise par la Tradition de l’Eglise et enseignée par le Magistère ordinaire et universel.

Aucune circonstance, aucune finalité, aucune loi au monde ne pourra jamais rendre licite un acte qui est intrinsèquement illicite, parce que contraire à la Loi de Dieu, écrite dans le cœur de tout homme, discernable par la raison elle-même et proclamée par l’Eglise.

63. L’évaluation morale de l’avortement est aussi à appliquer aux formes récentes d’interven- tion sur les embryons humains qui, bien que poursuivant des buts en soi légitimes, en comportent inévitablement le meurtre. C’est le cas de l’expérimentation sur les embryons, qui se répand de plus en plus dans le domaine de la recherche biomédicale, et qui est légalement admise dans certains Etats. Si « on doit considérer comme licites les interventions sur l’embryon humain, à condition qu’elles respectent la vie et l’intégrité de l’embryon et qu’elles ne comportent pas pour lui de risques disproportionnés, mais qu’elles visent à sa guérison, à l’amélioration des conditions de santé, ou à sa survie individuelle », on doit au contraire affirmer que l’utilisation des embryons ou des fœtus humains comme objets d’expérimentation constitue un crime contre leur dignité d’êtres humains, qui ont droit à un respect égal à celui dû à l’enfant déjà né et à toute personne.

La même condamnation morale concerne aussi le procédé qui exploite les embryons et les fœtus humains encore vivants - parfois « produits » précisément à cette fin par fécondation in vitro -, soit comme « matériel biologique » à utiliser, soit comme donneurs d’organes ou de tissus à transplanter pour le traitement de certaines maladies. En réalité, tuer des créatures humaines innocentes, même si c’est à l’avantage d’autres, constitue un acte absolument inacceptable.

On doit accorder une attention particulière à l’évaluation morale des techniques de diagnostic prénatal, qui permettent de mettre en évidence de manière précoce d’éventuelles anomalies de l’enfant à naître. En effet, à cause de la complexité de ces techniques, cette évaluation doit être faite avec beaucoup de soin et une grande rigueur. Ces techniques sont moralement licites lorsqu’elles ne comportent pas de risques disproportionnés pour l’enfant et pour la mère, et qu’elles sont ordonnées à rendre possible une thérapie précoce ou encore à favoriser une acceptation sereine et consciente de l’enfant à naître. Cependant, du fait que les possibilités de soins avant la naissance sont aujourd’hui encore réduites, il arrive fréquemment que ces techniques soient mises au service d’une mentalité eugénique, qui accepte l’avortement sélectif pour empêcher la naissance d’enfants affectés de différents types d’anomalies. Une pareille mentalité est ignominieuse et toujours répréhensible, parce qu’elle prétend mesurer la valeur d’une vie humaine seulement selon des paramètres de « normalité » et de bien-être physique, ouvrant ainsi la voie à la légitimation de l’infanticide et de l’euthanasie.

En réalité, cependant, le courage et la sérénité avec lesquels un grand nombre de nos frères, affectés de graves infirmités, mènent leur existence quand ils sont acceptés et aimés par nous, constituent un témoignage particulièrement puissant des valeurs authentiques qui caractérisent la vie et qui la rendent précieuse pour soi et pour les autres, même dans des conditions difficiles. L’Eglise est proche des époux qui, avec une grande angoisse et une grande souffrance, acceptent d’accueillir les enfants gravement handicapés ; elle est aussi reconnaissante à toutes les familles qui, par l’adoption, accueillent les enfants qui ont été abandonnés par leurs parents, en raison d’infirmités ou de maladies.

« C’est moi qui fais mourir et qui fais vivre » (Dt 32, 39) : le drame de l’euthanasie

64. Au terme de l’existence, l’homme se trouve placé en face du mystère de la mort. En raison des progrès de la médecine et dans un contexte culturel souvent fermé à la transcendance, l’expérience de la mort présente actuellement certains aspects nouveaux. En effet, lorsque prévaut la tendance à n’apprécier la vie que dans la mesure où elle apporte du plaisir et du bien-être, la souffrance apparaît comme un échec insupportable dont il faut se libérer à tout prix. La mort, tenue pour « absurde » si elle interrompt soudainement une vie encore ouverte à un avenir riche d’expériences intéressantes à faire, devient au contraire une « libération revendiquée » quand l’existence est considérée comme dépourvue de sens dès lors qu’elle est plongée dans la douleur et inexorablement vouée à des souffrances de plus en plus aiguës.

En outre, en refusant ou en oubliant son rapport fondamental avec Dieu, l’homme pense être pour lui-même critère et norme, et il estime aussi avoir le droit de demander à la société de lui garantir la possibilité et les moyens de décider de sa vie dans une pleine et totale autonomie. C’est en particulier l’homme des pays développés qui se comporte ainsi ; il se sent porté à cette attitude par les progrès constants de la médecine et de ses techniques toujours plus avancées. Par des procédés et des machines extrêmement sophistiqués, la science et la pratique médicales sont maintenant en mesure non seulement de résoudre des cas auparavant insolubles et d’alléger ou d’éliminer la douleur, mais encore de maintenir et de prolonger la vie jusque dans des cas d’extrême faiblesse, de réanimer artificiellement des personnes dont les fonctions biologiques élémentaires ont été atteintes par suite de traumatismes soudains et d’intervenir pour rendre disponibles des organes en vue de leur transplantation.

Dans ce contexte, la tentation de l’euthanasie se fait toujours plus forte, c’est-à-dire la tentation de se rendre maître de la mort en la provoquant par anticipation et en mettant fin ainsi « en douceur » à sa propre vie ou à la vie d’autrui. Cette attitude, qui pourrait paraître logique et humaine, se révèle en réalité absurde et inhumaine, si on la considère dans toute sa profondeur. Nous sommes là devant l’un des symptômes les plus alarmants de la « culture de mort », laquelle progresse surtout dans les sociétés du bien-être, caractérisées par une mentalité utilitariste qui fait apparaître très lourd et insupportable le nombre croissant des personnes âgées et diminuées. Celles-ci sont très souvent séparées de leur famille et de la société, qui s’organisent presque exclusivement en fonction de critères d’efficacité productive, selon lesquels une incapacité irréversible prive une vie de toute valeur.

65. Pour porter un jugement moral correct sur l’euthanasie, il faut avant tout la définir clairement. Par euthanasie au sens strict, on doit entendre une action ou une omission qui, de soi et dans l’intention, donne la mort afin de supprimer ainsi toute douleur. « L’euthanasie se situe donc au niveau des intentions et à celui des procédés employés ».

Il faut distinguer de l’euthanasie la décision de renoncer à ce qu’on appelle l’« acharnement thérapeutique », c’est-à-dire à certaines interventions médicales qui ne conviennent plus à la situation réelle du malade, parce qu’elles sont désormais disproportionnées par rapport aux résultats que l’on pourrait espérer ou encore parce qu’elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situations, lorsque la mort s’annonce imminente et inévitable, on peut en conscience « renoncer à des traitements qui ne procureraient qu’un sursis précaire et pénible de la vie, sans interrompre pourtant les soins normaux dus au malade en pareil cas ». Il est certain que l’obligation morale de se soigner et de se faire soigner existe, mais cette obligation doit être confrontée aux situations concrètes ; c’est-à-dire qu’il faut déterminer si les moyens thérapeutiques dont on dispose sont objectivement en proportion avec les perspectives d’amélioration. Le renoncement à des moyens extraordinaires ou disproportionnés n’est pas équivalent au suicide ou à l’euthanasie ; il traduit plutôt l’acceptation de la condition humaine devant la mort.

Dans la médecine moderne, ce qu’on appelle les « soins palliatifs » prend une particulière importance ; ces soins sont destinés à rendre la souffrance plus supportable dans la phase finale de la maladie et à rendre possible en même temps pour le patient un accompagnement humain approprié. Dans ce cadre se situe, entre autres, le problème de la licéité du recours aux divers types d’analgésiques et de sédatifs pour soulager la douleur du malade, lorsque leur usage comporte le risque d’abréger sa vie. De fait, si l’on peut juger digne d’éloge la personne qui accepte volontairement de souffrir en renonçant à des interventions anti-douleur pour garder toute sa lucidité et, si elle est croyante, pour participer de manière consciente à la Passion du Seigneur, un tel comportement « héroïque » ne peut être considéré comme un devoir pour tous. Pie XII avait déjà déclaré qu’il est licite de supprimer la douleur au moyen de narcotiques, même avec pour effet d’amoindrir la conscience et d’abréger la vie, « s’il n’existe pas d’autres moyens, et si, dans les circonstances données, cela n’empêche pas l’accomplissement d’autres devoirs religieux et moraux ». Dans ce cas, en effet, la mort n’est pas voulue ou recherchée, bien que pour des motifs raisonnables on en courre le risque : on veut simplement atténuer la douleur de manière efficace en recourant aux analgésiques dont la médecine permet de disposer. Toutefois, « il ne faut pas, sans raisons graves, priver le mourant de la conscience de soi » : à l’approche de la mort, les hommes doivent être en mesure de pouvoir satisfaire à leurs obligations morales et familiales, et ils doivent surtout pouvoir se préparer en pleine conscience à leur rencontre définitive avec Dieu.

Ces distinctions étant faites, en conformité avec le Magistère de mes Prédécesseurs et en communion avec les Evêques de l’Eglise catholique, je confirme que l’euthanasie est une grave violation de la Loi de Dieu, en tant que meurtre délibéré moralement inacceptable d’une personne humaine. Cette doctrine est fondée sur la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite ; elle est transmise par la Tradition de l’Eglise et enseignée par le Magistère ordinaire et universel.

Une telle pratique comporte, suivant les circonstances, la malice propre au suicide ou à l’homicide.

66. Or, le suicide est toujours moralement inacceptable, au même titre que l’homicide. La tradition de l’Eglise l’a toujours refusé, le considérant comme un choix gravement mauvais. Bien que certains conditionnements psychologiques, culturels et sociaux puissent porter à accomplir un geste qui contredit aussi radicalement l’inclination innée de chacun à la vie, atténuant ou supprimant la responsabilité personnelle, le suicide, du point de vue objectif, est un acte gravement immoral, parce qu’il comporte le refus de l’amour envers soi-même et le renoncement aux devoirs de justice et de charité envers le prochain, envers les différentes communautés dont on fait partie et envers la société dans son ensemble. En son principe le plus profond, il constitue un refus de la souveraineté absolue de Dieu sur la vie et sur la mort, telle que la proclamait la prière de l’antique sage d’Israël : « C’est toi qui as pouvoir sur la vie et sur la mort, qui fais descendre aux portes de l’Hadès et en fais remonter » (Sg 16, 13 ; cf. Tb 13, 2).

Partager l’intention suicidaire d’une autre personne et l’aider à la réaliser, par ce qu’on appelle le « suicide assisté », signifie que l’on se fait collaborateur, et parfois soi-même acteur, d’une injustice qui ne peut jamais être justifiée, même si cela répond à une demande. « Il n’est jamais licite - écrit saint Augustin avec une surprenante actualité - de tuer un autre, même s’il le voulait, et plus encore s’il le demandait parce que, suspendu entre la vie et la mort, il supplie d’être aidé à libérer son âme qui lutte contre les liens du corps et désire s’en détacher ; même si le malade n’était plus en état de vivre cela n’est pas licite ». Alors même que le motif n’est pas le refus égoïste de porter la charge de l’existence de celui qui souffre, on doit dire de l’euthanasie qu’elle est une fausse pitié, et plus encore une inquiétante « perversion » de la pitié : en effet, la vraie « compassion » rend solidaire de la souffrance d’autrui, mais elle ne supprime pas celui dont on ne peut supporter la souffrance. Le geste de l’euthanasie paraît d’autant plus une perversion qu’il est accompli par ceux qui - comme la famille - devraient assister leur proche avec patience et avec amour, ou par ceux qui, en raison de leur profession, comme les médecins, devraient précisément soigner le malade même dans les conditions de fin de vie les plus pénibles.

Le choix de l’euthanasie devient plus grave lorsqu’il se définit comme un homicide que des tiers pratiquent sur une personne qui ne l’a aucunement demandé et qui n’y a jamais donné aucun consentement. On atteint ensuite le sommet de l’arbitraire et de l’injustice lorsque certaines personnes, médecins ou législateurs, s’arrogent le pouvoir de décider qui doit vivre et qui doit mourir. Cela reproduit la tentation de l’Eden : devenir comme Dieu, « connaître le bien et le mal » (cf. Gn 3, 5). Mais Dieu seul a le pouvoir de faire mourir et de faire vivre : « C’est moi qui fais mourir et qui fais vivre » (Dt 32, 39 ; cf. 2 R 5, 7 ; 1 S 2, 6). Il fait toujours usage de ce pouvoir selon un dessein de sagesse et d’amour, et seulement ainsi. Quand l’homme usurpe ce pouvoir, dominé par une logique insensée et égoïste, l’usage qu’il en fait le conduit inévitablement à l’injustice et à la mort. La vie du plus faible est alors mise entre les mains du plus fort ; dans la société, on perd le sens de la justice et l’on mine à sa racine la confiance mutuelle, fondement de tout rapport vrai entre les personnes.

67. Tout autre est au contraire la voie de l’amour et de la vraie pitié, que notre commune humanité requiert et que la foi au Christ Rédempteur, mort et ressuscité, éclaire de nouvelles motivations. La demande qui monte du cœur de l’homme dans sa suprême confrontation avec la souffrance et la mort, spécialement quand il est tenté de se renfermer dans le désespoir et presque de s’y anéantir, est surtout une demande d’accompagnement, de solidarité et de soutien dans l’épreuve. C’est un appel à l’aide pour continuer d’espérer, lorsque tous les espoirs humains disparaissent. Ainsi que nous l’a rappelé le Concile Vatican II, « c’est en face de la mort que l’énigme de la condition humaine atteint son sommet » pour l’homme ; et pourtant « c’est par une inspiration juste de son cœur qu’il rejette et refuse cette ruine totale et ce définitif échec de sa personne. Le germe d’éternité qu’il porte en lui, irréductible à la seule matière, s’insurge contre la mort ».

Cette répulsion naturelle devant la mort est éclairée et ce germe d’espérance en l’immortalité est accompli par la foi chrétienne, qui promet et permet de participer à la victoire du Christ ressuscité, la victoire de Celui qui, par sa mort rédemptrice, a libéré l’homme de la mort, rétribution du péché (cf. Rm 6,23), et lui a donné l’Esprit, gage de résurrection et de vie (cf. Rm 8,11). La certitude de l’immortalité future etl’espérance de la résurrection promise projettent une lumière nouvelle sur le mystère de la souffrance et de la mort ; elles mettent au cœur du croyant une force extraordinaire pour s’en remettre au dessein de Dieu.

L’Apôtre Paul a traduit cette conception nouvelle sous la forme de l’appartenance radicale au Seigneur, qui concerne l’homme dans toutes les situations : « Nul d’entre nous ne vit pour soi- même, comme nul ne meurt pour soi-même ; si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Donc, dans la vie comme dans la mort, nous appartenons au Seigneur » (Rm 14,7-8). Mourir pour le Seigneur signifie vivre sa mort comme un acte suprême d’obéissance au Père (cf. Ph 2,8), en acceptant de l’accueillir à l’« heure » voulue et choisie par lui (cf. Jn 13,1), qui seul peut dire quand est achevé notre chemin terrestre. Vivre pour le Seigneur signifie aussi reconnaître que la souffrance, demeurant en elle-même un mal et une épreuve, peut toujours devenir une source de bien. Elle le devient si elle est vécue par amour et avec amour, comme participation à la souffrance même du Christ crucifié, par don gratuit de Dieu et par choix personnel libre. Ainsi, celui qui vit sa souffrance dans le Seigneur lui est plus pleinement conformé (cf. Ph 3,10 ; 1 P 2,21) et est intimement associé à son œuvre rédemptrice pour l’Eglise et pour l’humanité. C’est là l’expérience de l’Apôtre que toute personne qui souffre est appelée à revivre : « Je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Eglise » (Col 1,24).

« Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5,29) : la loi civile et la loi morale

68. L’un des aspects caractéristiques des attentats actuels contre la vie humaine - ainsi qu’on l’a déjà dit à plusieurs reprises - est la tendance à exiger leur légitimation juridique, comme si c’étaient des droits que l’Etat, au moins à certaines conditions, devait reconnaître aux citoyens ; et, par conséquent, c’est aussi la tendance à prétendre user de ces droits avec l’assistance sûre et gratuite des médecins et du personnel de santé.

Bien souvent, on considère que la vie de celui qui n’est pas encore né ou de celui qui est gravement handicapé n’est qu’un bien relatif : selon une logique des proportionnalités ou de pure arithmétique, elle devrait être comparée avec d’autres biens et évaluée en conséquence. Et l’on estime aussi que seul celui qui est placé dans une situation concrète et s’y trouve personnellement impliqué peut effectuer une juste pondération des biens en jeu ; il en résulte que lui seul pourrait décider de la moralité de son choix. Dans l’intérêt de la convivialité civile et de l’harmonie sociale, l’État devrait donc respecter ce choix, au point d’admettre l’avortement et l’euthanasie.

Dans d’autres circonstances, on considère que la loi civile ne peut exiger que tous les citoyens vivent selon un degré de moralité plus élevé que celui qu’eux-mêmes admettent et observent. Dans ces conditions, la loi devrait toujours refléter l’opinion et la volonté de la majorité des citoyens et, au moins dans certains cas extrêmes, leur reconnaître même le droit à l’avortement et à l’euthanasie. Du reste, l’interdiction et la punition de l’avortement et de l’euthanasie dans ces cas conduirait inévitablement - dit-on - à un plus grand nombre de pratiques illégales, lesquelles, d’autre part, ne seraient pas soumises au contrôle social indispensable et seraient effectuées sans la sécurité nécessaire de l’assistance médicale. On se demande, en outre, si défendre une loi concrètement non applicable ne revient pas, en fin de compte, à miner l’autorité de toute autre loi.

Enfin, les opinions les plus radicales en viennent à soutenir que, dans une société moderne et pluraliste, on devrait reconnaître à toute personne la faculté pleinement autonome de disposer de sa vie et de la vie de l’être non encore né ; en effet, le choix entre les différentes opinions morales n’appartiendrait pas à la loi et celle-ci pourrait encore moins prétendre imposer l’un de ces choix au détriment des autres.

69. En tout cas, dans la culture démocratique de notre temps, l’opinion s’est largement répandue que l’ordre juridique d’une société devrait se limiter à enregistrer et à recevoir les convictions de la majorité et que, par conséquent, il ne devrait reposer que sur ce que la majorité elle-même reconnaît et vit comme étant moral. Si alors on estimait que même une vérité commune et objective est de fait inaccessible, le respect de la liberté des citoyens - ceux-ci étant considérés comme les véritables souverains dans un régime démocratique - exigerait que, au niveau de la législation, on reconnaisse l’autonomie de la conscience des individus et que donc, en établissant les normes de toute manière nécessaires à la convivialité dans la société, on se conforme exclusivement à la volonté de la majorité, quelle qu’elle soit. De ce fait, tout homme politique devrait séparer nettement dans son action le domaine de la conscience privée de celui de l’action politique.

On observe donc deux tendances, en apparence diamétralement opposées. D’une part, les individus revendiquent pour eux-mêmes la plus entière autonomie morale de choix et demandent que l’État n’adopte et n’impose aucune conception de nature éthique, mais qu’il s’en tienne à garantir à la liberté de chacun le champ le plus étendu possible, avec pour seule limitation externe de ne pas empiéter sur le champ de l’autonomie à laquelle tout autre citoyen a droit également. D’autre part, on considère que, dans l’exercice des fonctions publiques et professionnelles, le respect de la liberté de choix d’autrui impose à chacun de faire abstraction de ses propres convictions pour se mettre au service de toute requête des citoyens, reconnue et protégée par les lois, en admettant pour seul critère moral dans l’exercice de ses fonctions ce qui est déterminé par ces mêmes lois. Dans ces conditions, la responsabilité de la personne se trouve déléguée à la loi civile, cela supposant l’abdication de sa conscience morale au moins dans le domaine de l’action publique.

70. La racine commune de toutes ces ten- dances est lerelativisme éthique qui caractérise une grande part de la culture contemporaine. Beaucoup considèrent que ce relativisme est une condition de la démocratie, parce que seul il garantirait la tolérance, le respect mutuel des personnes et l’adhésion aux décisions de la majorité, tandis que les normes morales, tenues pour objectives et sources d’obligation, conduiraient à l’autoritarisme et à l’intolérance.

Mais la problématique du respect de la vie fait précisément apparaître les équivoques et les contradictions, accompagnées de terribles conséquences concrètes, qui se cachent derrière cette conception.

Il est vrai que dans l’histoire on enregistre des cas où des crimes ont été commis au nom de la « vérité ». Mais, au nom du « relativisme éthique », on a également commis et l’on commet des crimes non moins graves et des dénis non moins radicaux de la liberté. Lorsqu’une majorité parlementaire ou sociale décrète la légitimité de la suppression de la vie humaine non encore née, même à certaines conditions, ne prend-elle pas une décision « tyrannique » envers l’être humain le plus faible et sans défense ? La conscience universelle réagit à juste titre devant des crimes contre l’humanité dont notre siècle a fait la triste expérience. Ces crimes cesseraient-ils d’être des crimes si, au lieu d’être commis par des tyrans sans scrupule, ils étaient légitimés par l’assentiment populaire ?

En réalité, la démocratie ne peut être élevée au rang d’un mythe, au point de devenir un substitut de la moralité ou d’être la panacée de l’immoralité. Fondamentalement, elle est un « système » et, comme tel, un instrument et non pas une fin. Son caractère « moral » n’est pas automatique, mais dépend de la conformité à la loi morale, à laquelle la démocratie doit être soumise comme tout comportement humain : il dépend donc de la moralité des fins poursuivies et des moyens utilisés. Si l’on observe aujourd’hui un consensus presque universel sur la valeur de la démocratie, il faut considérer cela comme un « signe des temps » positif, ainsi que le Magistère de l’Eglise l’a plusieurs fois souligné. Mais la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle incarne et promeut : sont certainement fondamentaux et indispensables la dignité de toute personne humaine, le respect de ses droits intangibles et inaliénables, ainsi que la reconnaissance du « bien commun » comme fin et comme critère régulateur de la vie politique.

Le fondement de ces valeurs ne peut se trouver dans des « majorités » d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d’une loi morale objective qui, en tant que « loi naturelle » inscrite dans le cœur de l’homme, est une référence normative pour la loi civile ellemême. Lorsque, à cause d’un tragique obscurcissement de la conscience collective, le scepticisme en viendrait à mettre en doute jusqu’aux principes fondamentaux de la loi morale, c’est le système démocratique qui serait ébranlé dans ses fondements, réduit à un simple mécanisme de régulation empirique d’intérêts divers et opposés.

Certains pourraient penser que, faute de mieux, son rôle aussi devrait être apprécié en fonction de son utilité pour la paix sociale. Tout en reconnaissant quelque vérité dans cette opinion, il est difficile de ne pas voir que, sans un ancrage moral objectif, la démocratie elle-même ne peut pas assurer une paix stable, d’autant plus qu’une paix non fondée sur les valeurs de la dignité de tout homme et de la solidarité entre tous les hommes reste souvent illusoire. Même dans les régimes de participation, en effet, la régulation des intérêts se produit fréquemment au bénéfice des plus forts, car ils sont les plus capables d’agir non seulement sur les leviers du pouvoir mais encore sur la formation du consensus. Dans une telle situation, la démocratie devient aisément un mot creux.

71. Pour l’avenir de la société et pour le développement d’une saine démocratie, il est donc urgent de redécouvrir l’existence de valeurs humaines et morales essentielles et originelles, qui découlent de la vérité même de l’être humain et qui expriment et protègent la dignité de la personne : ce sont donc des valeurs qu’aucune personne, aucune majorité ni aucun Etat ne pourront jamais créer, modifier ou abolir, mais que l’on est tenu de reconnaître, respecter et promouvoir.

Dans ce contexte, il faut reprendre les éléments fondamentaux de la conception des rapports entre la loi civile et la loi morale, tels qu’ils sont proposés par l’Église, mais qui font aussi partie du patrimoine des grandes traditions juridiques de l’humanité.

Le rôle de la loi civile est certainement différent de celui de la loi morale et de portée plus limitée. C’est pourquoi « en aucun domaine de la vie, la loi civile ne peut se substituer à la conscience, ni dicter des normes sur ce qui échappe à sa compétence » qui consiste à assurer le bien commun des personnes, par la reconnaissance et la défense de leurs droits fondamentaux, la promotion de la paix et de la moralité publique. En effet, le rôle de la loi civile consiste à garantir une convivialité en société bien ordonnée, dans la vraie justice, afin que tous « nous puissions mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité » (1 Tm 2, 2). C’est précisément pourquoi la loi civile doit assurer à tous les membres de la société le respect de certains droits fondamentaux, qui appartiennent originellement à la personne et que n’importe quelle loi positive doit reconnaître et garantir. Premier et fondamental entre tous, le droit inviolable à la vie de tout être humain innocent. Si les pouvoirs publics peuvent parfois renoncer à réprimer ce qui provoquerait, par son interdiction, un dommage plus grave, ils ne peuvent cependant jamais accepter de légitimer, au titre de droit des individus - même si ceux-ci étaient la majorité des membres de la société -, l’atteinte portée à d’autres personnes par la méconnaissance d’un droit aussi fondamental que celui à la vie. La tolérance légale de l’avortement et de l’euthanasie ne peut en aucun cas s’appuyer sur le respect de la conscience d’autrui, précisément parce que la société a le droit et le devoir de se protéger contre les abus qui peuvent intervenir au nom de la conscience et sous le prétexte de la liberté.

Dans l’encyclique Pacem in terris, Jean XXIII avait rappelé à ce sujet : « Pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ; dès lors, le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs. Car "la mission essentielle de toute autorité politique est de protéger les droits inviolables de l’être humain et de faire en sorte que chacun s’acquitte plus aisément de sa fonction particulière". C’est pourquoi, si les pouvoirs publics viennent à méconnaître ou à violer les droits de l’homme, non seulement ils manquent au devoir de leur charge, mais leurs dispositions sont dépourvues de toute valeur juridique ».

72. La doctrine sur la nécessaire conformité de la loi civile avec la loi morale est aussi en continuité avec toute la tradition de l’Eglise, comme cela ressort, une fois encore, de l’encyclique déjà citée de Jean XXIII : « L’autorité, exigée par l’ordre moral, émane de Dieu. Si donc il arrive aux dirigeants d’édicter des lois ou de prendre des mesures contraires à cet ordre moral et par conséquent, à la volonté divine, ces dispositions ne peuvent obliger les consciences... Bien plus, en pareil cas, l’autorité cesse d’être elle-même et dégénère en oppression ». C’est là l’enseignement lumineux de saint Thomas d’Aquin qui écrit notamment : « La loi humaine a raison de loi en tant qu’elle est conforme à la raison droite ; à ce titre, il est manifeste qu’elle découle de la loi éternelle. Mais, dans la mesure où elle s’écarte de la raison, elle est déclarée loi inique et, dès lors, n’a plus raison de loi, elle est plutôt une violence ». Et encore : « Toute loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans la mesure où elle découle de la loi naturelle. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n’est alors plus une loi mais une corruption de la loi ».

A présent, la première et la plus immédiate des applications de cette doctrine concerne la loi humaine qui méconnaît le droit fondamental et originel à la vie, droit propre à tout homme. Ainsi les lois qui, dans le cas de l’avortement et de l’euthanasie, légitiment la suppression directe d’êtres humains innocents sont en contradiction totale et insurmontable avec le droit inviolable à la vie propre à tous les hommes, et elles nient par conséquent l’égalité de tous devant la loi. On pourrait objecter que tel n’est pas le cas de l’euthanasie lorsqu’elle est demandée en pleine conscience par le sujet concerné. Mais un Etat qui légitimerait cette demande et qui en autoriserait l’exécution en arriverait à légaliser un cas de suicide-homicide, à l’encontre des principes fondamentaux de l’indisponibilité de la vie et de la protection de toute vie innocente. De cette manière, on favorise l’amoindrissement du respect de la vie et l’on ouvre la voie à des comportements qui abolissent la confiance dans les rapports sociaux.

Les lois qui autorisent et favorisent l’avortement et l’euthanasie s’opposent, non seulement au bien de l’individu, mais au bien commun et, par conséquent, elles sont entièrement dépourvues d’une authentique validité juridique. En effet, la méconnaissance du droit à la vie, précisément parce qu’elle conduit à supprimer la personne que la société a pour raison d’être de servir, est ce qui s’oppose le plus directement et de manière irréparable à la possibilité de réaliser le bien commun. Il s’ensuit que, lorsqu’une loi civile légitime l’avortement ou l’euthanasie, du fait même, elle cesse d’être une vraie loi civile, qui oblige moralement.

73. L’avortement et l’euthanasie sont donc des crimes qu’aucune loi humaine ne peut prétendre légitimer. Des lois de cette nature, non seulement ne créent aucune obligation pour la conscience, mais elles entraînent une obligation grave et précise de s’y opposer par l’objection de conscience. Dès les origines de l’Eglise, la prédication apostolique a enseigné aux chrétiens le devoir d’obéir aux pouvoirs publics légitimement constitués (cf. Rm 13,1-7 ; 1 P 2,13-14), mais elle a donné en même temps le ferme avertissement qu’« il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5,29). Dans l’Ancien Testament déjà, précisément au sujet des menaces contre la vie, nous trouvons un exemple significatif de résistance à un ordre injuste de l’autorité. Les sages-femmes des Hébreux s’opposèrent au pharaon, qui avait ordonné de faire mourir tout nouveau-né de sexe masculin : « Elles ne firent pas ce que leur avait dit le roi d’Egypte et laissèrent vivre les garçons » (Ex 1, 17). Mais il faut bien voir le motif profond de leur comportement : « Les sages-femmes craignirent Dieu » (ibid.). Il n’y a que l’obéissance à Dieu - auquel seul est due la crainte qui constitue la reconnaissance de son absolue souveraineté - pour faire naître la force et le courage de résister aux lois injustes des hommes. Ce sont la force et le courage de ceux qui sont prêts même à aller en prison ou à être tués par l’épée, dans la certitude que cela « fonde l’endurance et la confiance des saints » (Ap 13,10).

Dans le cas d’une loi intrinsèquement injuste, comme celle qui admet l’avortement ou l’euthanasie, il n’est donc jamais licite de s’y conformer, « ni ... participer à une campagne d’opinion en faveur d’une telle loi, ni ... donner à celle-ci son suffrage ».

Un problème de conscience particulier pourrait se poser dans les cas où un vote parlementaire se révélerait déterminant pour favoriser une loi plus restrictive, c’est-à-dire destinée à restreindre le nombre des avortements autorisés, pour remplacer une loi plus permissive déjà en vigueur ou mise aux voix. De tels cas ne sont pas rares. En effet, on observe le fait que, tandis que dans certaines régions du monde les campagnes se poursuivent pour introduire des lois favorables à l’avortement, soutenues bien souvent par de puissantes organisations internationales, dans d’autres pays au contraire - notamment dans ceux qui ont déjà fait l’expérience amère de telles législations permissives - se manifestent les signes d’une nouvelle réflexion. Dans le cas ici supposé, il est évident que, lorsqu’il ne serait pas possible d’éviter ou d’abroger complètement une loi permettant l’avortement, un parlementaire, dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publique. Agissant ainsi, en effet, on n’apporte pas une collaboration illicite à une loi inique ; on accomplit plutôt une tentative légitime, qui est un devoir, d’en limiter les aspects injustes.

74. L’introduction de législations injustes place souvent les hommes moralement droits en face de difficiles problèmes de conscience en ce qui concerne les collaborations, en raison du devoir d’affirmer leur droit à n’être pas contraints de participer à des actions moralement mauvaises. Les choix qui s’imposent sont parfois douloureux et peuvent demander de sacrifier des positions professionnelles confirmées ou de renoncer à des perspectives légitimes d’avancement de carrière. En d’autres cas, il peut se produire que l’accomplissement de certains actes en soi indifférents, ou même positifs, prévus dans les dispositions de législations globalement injustes, permette la sauvegarde de vies humaines menacées. D’autre part, on peut cependant craindre à juste titre que se montrer prêt à accomplir de tels actes, non seulement entraîne un scandale et favorise l’affaiblissement de l’opposition nécessaire aux attentats contre la vie, mais amène insensiblement à s’accommoder toujours plus d’une logique permissive.

Pour éclairer ce problème moral difficile, il faut rappeler les principes généraux sur la coopération à des actions mauvaises. Les chrétiens, de même que tous les hommes de bonne volonté, sont appelés, en vertu d’un grave devoir de conscience, à ne pas apporter leur collaboration formelle aux pratiques qui, bien qu’admises par la législation civile, sont en opposition avec la Loi de Dieu. En effet, du point de vue moral, il n’est jamais licite de coopérer formellement au mal. Cette coopération a lieu lorsque l’action accomplie, ou bien de par sa nature, ou bien de par la qualification qu’elle prend dans un contexte concret, se caractérise comme une participation directe à un acte contre la vie humaine innocente ou comme l’assentiment donné à l’intention immorale de l’agent principal. Cette coopération ne peut jamais être justifiée en invoquant le respect de la liberté d’autrui, ni en prenant appui sur le fait que la loi civile la prévoit et la requiert : pour les actes que chacun accomplit personnellement, il existe, en effet, une responsabilité morale à laquelle personne ne peut jamais se soustraire et sur laquelle chacun sera jugé par Dieu lui-même (cf. Rm 2,6 ; 14, 12).

Refuser de participer à la perpétration d’une injustice est non seulement un devoir moral, mais aussi un droit humain élémentaire. S’il n’en était pas ainsi, la personne humaine serait contrainte à accomplir une action intrinsèquement incompatible avec sa dignité, et ainsi sa liberté même, dont le sens et la fin authentiques résident dans l’orientation vers la vérité et le bien, en serait radicalement compromise. Il s’agit donc d’un droit essentiel qui, en tant que tel, devrait être prévu et protégé par la loi civile elle-même. Dans ce sens, la possibilité de se refuser à participer à la phase consultative, préparatoire et d’exécution de tels actes contre la vie devrait être assurée aux médecins, au personnel paramédical et aux responsables des institutions hospitalières, des cliniques et des centres de santé. Ceux qui recourent à l’objection de conscience doivent être exempts non seulement de sanctions pénales, mais encore de quelque dommage que ce soit sur le plan légal, disciplinaire, économique ou professionnel.

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lc 10,27) : « tu défendras » la vie

75. Les commandements de Dieu nous enseignent la route de la vie. Les préceptes moraux négatifs, c’est-à-dire ceux qui déclarent moralement inacceptable le choix d’une action déterminée, ont une valeur absolue dans l’exercice de la liberté humaine : ils valent toujours et en toute circonstance, sans exception. Ils montrent que le choix de certains comportements est radicalement incompatible avec l’amour envers Dieu et avec la dignité de la personne, créée à son image : c’est pourquoi un tel choix ne peut pas être compensé par le caractère bon d’aucune intention ni d’aucune conséquence, il est en opposition irrémédiable avec la communion entre les personnes, il contredit la décision fondamentale d’orienter sa vie vers Dieu.

Dans ce sens, les préceptes moraux négatifs ont déjà une très importante fonction positive : le « non » qu’ils exigent inconditionnellement exprime la limite infranchissable en-deçà de laquelle l’homme libre ne peut descendre et, en même temps, il montre le minimum qu’il doit respecter et à partir duquel il doit prononcer d’innombrables « oui », en sorte que la perspective du bien devienne peu à peu son unique horizon (cf. Mt, 5, 48). Les commandements, en particulier les préceptes moraux négatifs, sont le point de départ et la première étape indispensables du chemin qui conduit à la liberté : « La première liberté - écrit saint Augustin - c’est donc de ne pas commettre de crimes... comme l’homicide, l’adultère, la fornication, le vol, la tromperie, le sacrilège et toutes les autres formes de ce genre. Quand un homme s’est mis à renoncer à les commettre - et c’est le devoir de tout chrétien de ne pas les commettre -, il commence à relever la tête vers la liberté, mais ce n’est qu’un commencement de liberté, ce n’est pas la liberté parfaite ».

76. Le commandement « tu ne tueras pas » constitue donc le point de départ d’une voie de vraie liberté qui nous amène à promouvoir activement la vie, à prendre une attitude claire et à nous adonner à des comportements précis pour la servir : ce faisant, nous exerçons notre responsabilité envers les personnes qui nous sont confiées et nous manifestons, dans les faits et en vérité, notre reconnaissance à Dieu pour le grand don qu’est la vie (cf. Ps 139 138, 13-14).

Le Créateur a confié la vie de l’homme à sa responsabilité et à sa sollicitude, non pour qu’il en dispose de manière arbitraire, mais pour qu’il la garde avec sagesse et la mène avec une fidélité aimante. Le Dieu de l’Alliance a confié la vie de tout homme à l’autre, à son frère, selon la loi de la réciprocité de donner et de recevoir, du don de soi et de l’accueil de l’autre. A la plénitude des temps, en s’incarnant et en donnant sa vie pour l’homme, le Fils de Dieu a montré quelle hauteur et quelle profondeur peut atteindre cette loi de la réciprocité. Par le don de son Esprit, le Christ confère un sens et un contenu nouveaux à la loi de la réciprocité, au fait de confier l’homme à l’homme. L’Esprit, qui est artisan de communion dans l’amour, crée entre les hommes une fraternité et une solidarité nouvelles, véritable reflet du mystère de don et d’accueil mutuels de la Très Sainte Trinité. L’Esprit lui-même devient la loi nouvelle qui donne aux croyants la force et fait appel à leur responsabilité pour qu’ils vivent mutuellement le don de soi et l’accueil de l’autre, en participant à l’amour de Jésus Christ, et cela à sa mesure.

77. C’est aussi cette loi nouvelle qui anime et donne sa forme au commandement « tu ne tueras pas ». Pour le chrétien, il comprend donc en définitive l’impératif de respecter, d’aimer et de promouvoir la vie de tous ses frères, selon les exigences et la grandeur de l’amour de Dieu en Jésus Christ. « Il a donné sa vie pour nous. Et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères » (1 Jn 3,16).

Le commandement « tu ne tueras pas », même dans son contenu le plus positif de respect, d’amour et de promotion de la vie humaine, oblige tout homme. En effet, il retentit dans la conscience morale de chacun comme un écho ineffaçable de l’alliance originelle de Dieu créateur avec l’homme ; il peut être connu de tous à la lumière de la raison et il peut être observé grâce à l’action mystérieuse de l’Esprit qui, soufflant où il veut (cf. Jn 3,8), rejoint et entraîne tout homme qui vit en ce monde.

Le service que nous sommes tous appelés à rendre à notre prochain est donc un service d’amour, pour que la vie du prochain soit toujours défendue et promue, mais surtout quand elle est la plus faible ou la plus menacée. C’est une sollicitude personnelle, mais aussi sociale, que nous devons tous développer, en faisant du respect inconditionnel de la vie humaine le fondement d’une société renouvelée.

Il nous est demandé d’aimer et d’honorer la vie de tout homme et de toute femme, et de travailler avec constance et avec courage pour qu’en notre temps, traversé par trop de signes de mort, s’instaure enfin une nouvelle culture de la vie, fruit de la culture de la vérité et de l’amour.


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